Selim MATAR

LA FEMME

 A LA FIOLE

Entre l'Irak et la Suisse, les aventures extraordinaires d'un jeune homme nommé Adam et d'une jeune femme de cinq mille ans

 

Traduit par Marguerite Gavillet en collaboration avec l'auteur

 

 

Editions L'Harmattan

PARIS

 

Editions L'Harmattan 5-7 rue de l'Ecole-Polytechnique 75005 Paris

 

 

 

 

 

 


 

table

- CHAPITRE PRELIMINAIRE   p : 3

Au commencement était la Fiole

- chapitre un                         p : 22

Emergence de la femme à la Fiole

- chapitre Deux                    P :40

Le passé de la Fiole

 - chapitre  TROIS                  p :55

La présence de la Fiole

- chapitre QUATRE                    P : 73

Les ancêtres et les maîtres de la Fiole

- chapitre CINQ                        P : 89

Le pirate de la Fiole

- chapitre  SIX                          P :111

La vie de Seigneur de l’univers

- chapitre SEPTE                       P :129

La perte de la Fiole et le voyage vers elle

*     *     *

«First published in Arabic Language

In Great Britain in 1990 By

Riad El-Rayyes Books Ltd

56  Knightsbridge

London SW1X 7NJ

Winner of the An-Naqid Prize for the Novel 1990»

           ® L'Harmattan, 1993

ISBN : 2-7384-1605-5

 

 

CHAPITRE PRELIMINAIRE

Au commencement était la Fiole

 

Avant de pénétrer dans l'univers étrange de ce récit -celui de la merveilleuse «femme à la fiole» - j'aimerais préciser dès maintenant que je n'en suis pas responsable. Je n'ai pris part à aucun des événements relatés. Quant à mon imagination, elle en est innocente. En fait, je me sens obligé de publier ce récit, tout simplement. Depuis que je suis tombé dessus par hasard, il y a quelques semaines, j'hésite à le brûler ou à le jeter dans le lac. Tous mes efforts pour découvrir l’identité de son auteur sont restés vains. Je publie ce manuscrit sans en modifier un seul mot, tel qu'il m'a été remis par la dame du bar.

Il faudrait peut-être que je vous raconte en quelques mots comment j'ai mis la main dessus, pour que vous puissiez juger par vous-mêmes du lien qui nous unit. Peut-être m'aiderez-vous à en identifier les personnages et à me prononcer sur son authenticité.

Tout a commencé il y a quelques semaines, lorsque j'arrivai à Genève. Je dis «arrivai». En fait, je m'y suis brusquement trouvé. Après avoir erré pendant des années sur les champs de bataille, après m'être perdu dans un dédale de souterrains, j'émergeai des profondeurs de la terre, entre les grosses pierres qui bordent le lac Léman, par un petit matin froid du mois de février 1988. J'étais trempé, et cherchais à me réchauffer. Tout hébété, je laissai mes pas me conduire par les rues de la ville jusqu'à un bar qui donnait sur le Rhône. C’est là que la dame du bar m’apporta un verre de rouge et ce manuscrit.

Jusqu'à aujourd'hui, je n'ai pas trouvé d'explication à ce prodige : j'étais sur le front, entre marais et déserts... et soudainement, je me retrouvais dans cette ville que je ne connaissais que par ouï-dire. C'était la septième année de la guerre contre l'Iran. Dès les premiers mois de son déclenchement, en 1981, ils m'avaient arrêté dans la rue, m'avaient enfilé un uniforme et entraîné au maniement des armes. Puis ils m'avaient poussé dans un camion avec d'autres de mes semblables. En nous jetant dans les marais[1], ils nous dirent : «Voilà la terre de vos ancêtres. Creusez-y vos positions ! Si vous revenez en arrière, nous vous y ramènerons sous forme de cadavres pour vous y enterrer».

Pendant sept ans, je ne perçus de l'existence que les horreurs de la guerre et ce désir secret de fuir vers le rêve qui m'accaparait depuis mon enfance : l'Europe. Avec les souffrances et les frayeurs de la guerre, je dessinai, jour après jour, un tableau de l'Europe. Comme un dieu malheureux crée, avec la boue jaillie de ses cataclysmes, un être supérieur capable de dispenser la volupté à son créateur. De mon désir réprimé, je sculptai le corps de l'Europe. De mes échecs amoureux, je façonnai son cœur. De mon aspiration à la tranquillité et à la sécurité, je dessinai ses contours verdoyants. De ma soif de justice et d'émancipation, je lui cousis une ample robe blanche. Elle se déployait comme les ailes d'un papillon tout en m'enveloppant dans ses plis comme la cape de ma mère. L'Europe devint mon sauveur espéré et ma terre promise. Même ses maux me paraissaient différents de ceux de l'Orient : la faim, l'exil, le racisme et la misère devaient y être plus supportables que dans mon pays.

Durant mes sept années de guerre, je fis six tentatives de fuite, qui se soldèrent toutes par un échec. Quant à la septième, elle me conduisit à Genève. Ce n'était pas à proprement parler une tentative de fuite, mais plutôt une errance dans les souterrains de l'inconnu. Ma seule chance fut d'échapper miraculeusement à la peine de mort. Des milliers de déserteurs comme moi furent exécutés et leurs cadavres pendus devant leur maison pour servir de leçon. Leurs familles furent même obligées de payer le prix de la balle qui avait servi à leur exécution.

Vous me direz peut-être que je n’ai pas courageusement défendu mon pays. Si le courage signifie pour vous le sacrifice de soi, ma conception est à l'exact opposé : le courage, pour moi, se mesure à la capacité que l'on a de se maintenir en vie. Et dites-moi un peu s'il vous plaît : faut-il que mon esprit soit anéanti et mes membres broyés... pour que nos chers dirigeants finissent par s'asseoir autour d'une table afin de se partager quelques kilomètres carrés de part et d'autre d'une frontière rougie du sang de millions de malheureux ? Pouvez-vous me garantir qu'à la fin de la séance, ces mêmes dirigeants négocieront avec le Seigneur pour qu'il me rétrocède une vie déchiquetée par les chars et pulvérisée par les bombes ?

Une image perverse, fruit de mon imagination au plus fort de mon calvaire, mettait le comble à mon écœurement et à ma révolte : je voyais les chefs des deux Etats en train de copuler. Nous, les légions de soldats, n'étions qu'un sperme frelaté qu'ils éjaculaient l'un sur l'autre. Nous nous déversions, martyrs de leur plaisir, tandis que, frissonnant de volupté, ils se lançaient proclamations, invectives et menaces. Enfin, lorsqu'ils en avaient terminé, ils laissaient retomber leurs corps fatigués dans le lit des négociations en essuyant nos cadavres de leur front et de leur derrière, puis ils s'enlaçaient tendrement.

«Courageux si l'occasion se présente, lâche si elle ne se présente pas». Je me répétais cette parole de Moâwiya Ibn Abî Sofyân[2], pendant les sept années de guerre et à chacune de mes tentatives de fuite. D'abord fruit du hasard, ces tentatives devinrent nécessités et culminèrent en un miracle transcendant les lois du réel, de l'espace et du temps. Couvert des blessures de milliers de mes ancêtres et de mes compatriotes, me voilà qui émerge des dédales souterrains de l'histoire vers la lumière du présent. Cette lumière qui inonde une ville dont je ne connais que le nom et cet étrange récit que je vous présenterai dans les chapitres suivants.

Je passais donc ma septième année sur le front lorsque le miracle se produisit. Moins d'une année auparavant, après ma sixième tentative de fuite, ils m'avaient arrêté dans un monastère près de Mossoul [3] et m'avaient ramené sur le front des marais. «Ici, tu ne combattras pas», me dirent-ils. «Tu rempliras les ventres des combattants. Les balles de fusils ne servent à rien sans les balles de nourriture dont on remplit leur ventre». Je n'aspirais plus qu'à une chose dans la vie : me reposer et dormir. Tandis que le bruit des bottes résonnait dans ma tête, je rêvai que je ne me réveillerais que lorsque le monde se serait enfoncé dans un sommeil éternel.

La cuisine était une grande salle enfouie dans les profondeurs de la terre. Ses murs étaient recouverts de bas-reliefs représentant les rois de l'antiquité en train de chasser, de tuer, de recevoir la loi, de faire la guerre et de procréer. A côté de l'évier, une statue de femme, grandeur nature, était appuyée contre le mur. Elle se dressait fièrement, tenant dans sa main droite une fiole de la taille d'un verre, tandis qu'une serpente[4] s'enroulait autour de son bras gauche et dissimulait sa tête entre ses seins.

Aux dires des soldats, cette salle appartenait à d'anciens rois. Ils l'avaient découverte en creusant les tranchées. Un des soldats rapporta le récit du mollah Youssef, brigadier de cuisine. Après avoir caressé sa barbe teinte au henné et conjuré Satan, le mollah Youssef leur avait révélé le secret de cette salle, en tentant de donner à son dialecte méridional l'éloquence de la langue classique :

«Les rois que vous voyez là régnaient sur un peuple de fornicateurs qui ne distinguaient pas leurs maîtresses de leurs mères ni de leurs sœurs. Dieu les a plaqués sur la pierre, afin que leurs vestiges servent de leçon à tous ceux qui les verraient. Celle qui se dresse là devant vous, c'était leur reine, leur mère et leur maîtresse à tous. C'est d'elle que l'homme a appris la débauche. Satan l'a fabriquée avec la peau de serpent dans laquelle il s'était glissé pour séduire Adam et Eve, afin qu'elle soit la première séductrice de l'histoire. Elle réussit à séduire les prophètes et les sages, en commençant par Caïn et Abel, Abraham, Salomon, Loth et Joseph. Seul l'imam Ali[5] parvint à lui tenir tête. Lorsqu'elle lui offrit sa beauté, il se mit en colère et la frappa avec son sabre Thoulfiqâr à cet endroit-là, avant qu'elle ne prenne la fuite.»

Le mollah Youssef, dans un silence mêlé d'effroi, désigna la cicatrice que le sabre avait laissée sur son corps. C'était comme une longue entaille à peine visible, semblable à une blessure, qui partait du cou et descendait jusqu'au bas-ventre. Il conjura Satan, invoqua le nom de Dieu et implora son pardon. Puis il poursuivit son récit, racontant comment Dieu l'avait châtiée en la transformant en pierre, elle, ses amants, et tous ses ancêtres. Car les cris plaintifs des croyants faisaient vibrer le ciel et la terre, Le suppliant de les délivrer de la débauche de cette femme.

Le mollah Youssef avait fermé les yeux. Il égrenait son chapelet noir. Son visage, brûlé par le soleil et la guerre, avait pris l'aspect d'une châtaigne mûre. C'est alors qu'il avait dévoilé le cœur du secret : «Bien que devenue pierre, elle exerce toujours son influence sur les cœurs, et exauce les vœux des amants et des séducteurs.»

Il est vrai que beaucoup de soldats se moquèrent de cette histoire, qu'ils considéraient comme une pure légende. Ils prétendirent que cette salle n'était qu'un vestige des anciens rois de Sumer et d'Akkad[6]. Mais le temps sembla donner raison au mollah Youssef. Car à mesure que la guerre marquait le cœur et les corps des guerriers de blessures, de tares, de cauchemars et de mille autres maux, une sorte de culte de la statue se répandait peu à peu parmi eux, parmi les amateurs de superstitions et les dévots, mais aussi parmi les adeptes de la science et de la modernité. Ils contribuèrent tous, intentionnellement ou non, à créer un rite occulte, muet et secret, sans comprendre exactement qui en était l'instigateur. On aurait dit qu'ils avaient hérité ce rite de leurs ancêtres. Avec le temps, la statue devint un tableau où se côtoyaient les mots d'amour, les jurons, les maximes et les dessins obscènes. Les artistes - amateurs et professionnels - l'éclaboussèrent de couleurs variées au gré de leur fantaisie. Ils lui dessinèrent une robe transparente qui faisait ressortir tous les détails de son corps, même ceux qui passaient inaperçus lorsqu'elle était nue. Un jour, elle était semblable à une actrice de film porno : blonde avec des yeux bleus ou verts, suivant l'angle de vue. Quelques jours plus tard, un soldat saoul la transformait en une brune aux yeux sombres et aux lèvres de danseuse tzigane.  Pendant le Ramadan et les jours de l'Achoura[7] les soldats lui donnaient une allure plus digne : ils lui enlevaient son maquillage et la recouvraient d'un léger voile noir, qui la faisait ressembler à une mère affligée. A Pâques et au Nouvel An, les soldats chrétiens la paraient de couleurs fraîches. Ils plaçaient des bougies dans sa fiole, dans la gueule de la serpente, et sur ses seins. Puis ils la recouvraient de rameaux de jasmin et d'olivier, comme une vierge syriaque. En sept ans, les soldats parèrent son cou, sa tête, ses bras et même ses chevilles de toutes sortes de bouts de tissus verts et de bijoux bon marché que certains avaient fabriqués eux-mêmes avec des débris de chars iraniens. Le destin voulut que cette femme soit mon unique refuge. Sa présence me procurait une douce chaleur que je ne connaissais pas, mais dont je percevais obscurément l'existence. J'étalai ma couverture près d'elle, plaçai mon oreiller entre ses pieds, et passai toutes mes nuits de cette septième année à contempler sa noble prestance et à épier les battements de son cœur jusqu'à ce que je m'endorme.

Certaines nuits, lorsque je me sentais trop seul au milieu des morts, des blessés et des suicidés, je profitais de l'inattention des soldats pour enlacer mon adorée et lui parler à voix basse de mes tourments et de mes six tentatives de fuite. Si les dirigeants en avaient eu connaissance, j'aurais encouru la peine de mort six fois de suite. Elle me réconfortait furtivement d'un regard en murmurant quelques mots. J'avais la certitude que j'étais, de tous les soldats, le seul à qui elle confiait ses secrets. Elle me dit que le récit du mollah Youssef contenait des parcelles de vérité. Quant à la pure vérité, elle ne la révélait qu'à moi seul : celle que Dieu avait changée en statue de pierre était une parcelle d'une essence supérieure... une parcelle de l'âme féminine universelle qui se perpétue dans le désir des hommes. Elle me révéla aussi une vérité que peu de gens avaient découverte : notre monde est un rêve dans sa tête. Toute l'existence n'est qu’imagination dans la tête de cette femme. Celle-ci vit dans un autre monde, qui lui-même est imagination dans la tête d'un être supérieur. Toute l'histoire de milliers et de milliers d'années, de peuples et de passions ne représente que quelques minutes de rêve dans la tête d'une femme qui frémit dans les bras de son amant. Leur vie à tous les deux est un rêve qui se déroule dans la tête de l'être suprême. Nous sommes un rêve issu d'un frémissement, avec toute sa violence sauvage, son ravissement, son balancement entre l'union et la séparation. Des peuples naissent et sont anéantis, des guerres éclatent, des civilisations fleurissent, des humains jouissent et procréent... Les frémissements de cette femme n'en finissaient pas de faire vivre le rêve de notre existence. C'est dans son sang et dans les circonvolutions de son cerveau qu'ont vécu nos ancêtres. Ils ont disparu en elle pour propager les signaux de son plaisir dans toutes les parties de son corps. Ils vivent éternellement dans ses profondeurs, dans le vaste univers de son corps, passant leur éternité dans un frémissement infini, une procréation perpétuelle et une réincarnation dans les corps de leurs descendants.

Combien mes années de guerre et mes tentatives de fuite avaient-elles représenté d'instants de volupté ? Mes seuls souvenirs étaient des souvenirs de guerre. Les étapes de ma vie se limitaient à mes tentatives de fuite. Lorsque je lui demandai si j'avais un autre passé, la femme ne me répondit pas. Ils m’avaient traîné ici sans rien savoir de moi, même pas mon nom. Je m'étais fondu dans mon rôle d'idiot: j'étais la risée des soldats, le muet, sans identité et sans origine.

Tout ce dont je me souvenais de ma vie passée, c'étaient ces sept années de guerre, traqué dans les tranchées de la mort, dans les déserts, les montagnes et les marais. Je me souviens... Quelques mois après le début de la guerre, nous étions sur la route de Basra qui traverse le désert, lorsque les avions attaquèrent nos camions, qui explosèrent avec tous les soldats qui n'avaient pas réussi à s'enfuir. Nous nous dispersâmes comme des fauves hors de leurs cages dans les collines sablonneuses, tentant d'échapper à ce pilote insensé resté en arrière de son escadrille, qui s'obstinait à nous poursuivre de ses tirs de mitraillette comme s'il nous connaissait personnellement.

Le hasard voulut qu'une caravane de bédouins passât par là. Venant de la frontière sud, ils se dirigeaient vers la frontière ouest. Ils me trouvèrent errant dans la nuit, décidé à tourner en rond et à mourir dans ce désert plutôt que de retourner sur le front. J'implorai leur cheikh : «Je me mets sous votre protection... Sauvez-moi, Dieu vous le rendra!»

L'image de ce cheikh, un peu floue, émerge aujourd'hui de ma mémoire : sous son apparence modeste, il avait la prestance d'un roi et la dignité d'un prophète. Celui que sa tribu appelait Abou Yahya était semblable à un miroir dans lequel se reflétaient toutes sortes de lieux, d'époques et de peuples. C'était un magicien de légende, un savant érudit, un bédouin expérimenté. Tout en écoutant mon histoire, il examinait les lignes que mes doigts traçaient dans le sable. Il me dit beaucoup de choses auxquelles je ne crus que lorsque je les eus vécues moi-même. Il m'apprit tout ce que j'allais vivre pendant les sept années à venir : mes tentatives de fuite, mes déplacements successifs, et, plus fort encore, l'histoire de «la femme à la fiole» dont je devais prendre connaissance sept années plus tard à Genève.

Sur le moment, je ne crus pas un mot de ce qu'il me dit. Je le suppliai de m'amener jusqu'à la frontière: j'essaierais de traverser l'Euphrate et de m'infiltrer en Syrie puis au Liban; là-bas, je me procurerais un passeport pour aller en Europe. Il dit qu'il voulait bien essayer, pour me faire plaisir. Mais, comme il l'avait prévu, il fut obligé de me livrer à un groupe de militaires qui nous arrêta en chemin. L'officier aux moustaches rousses et aux yeux bleus s'aperçut que j'étais étranger à la tribu. D'abord le cheikh refusa de me livrer. Ils se seraient battus si l'officier n'avait pas découvert que ces bédouins étaient ses oncles maternels. Le cheikh et l'officier se retirèrent derrière les vestiges d'un temple déserté pour débattre de mon sort. Lorsqu'il  revint, le cheikh me convainquit qu'il valait mieux me rendre. L'officier s'était engagé sur son honneur à ne pas me remettre aux autorités, me sauvant ainsi de la peine de mort. Il prétendrait que je n'étais pas un déserteur, mais que je m'étais simplement égaré dans le désert.

Moins d'une année après, je faisais ma seconde tentative de désertion. Un jour d'automne, je sortis la tête de la tranchée : le soleil couchant recouvrait les marais d'un voile doré. Une odeur de moisi se répandait alentour. Dans ce silence farouche, j'entendis, au plus profond de mon être, une foule qui grondait et se battait en échangeant insultes et moqueries. Je me dis que, si je fuyais, ce vacarme s'arrêterait peut-être. Je me mis donc à ramper, m'enfonçant dans une forêt de roseaux. Les bêtes qui peuplaient la contrée, sangliers, serpents d'eau, oiseaux et buffles ne s'étaient pas remis du choc de nous voir revenir, nous les descendants de leurs maîtres, avec nos animaux de ferraille et nos machines de mort. Elles avaient perdu leur courage et fuyaient au moindre bruit, craignant même les mouvements des autres animaux. «J'irai me réfugier chez les peuples des roseaux», me dis-je. «De là, je trouverai peut-être l'occasion de fuir à l'étranger». Mais les soldats du pays voisin jaillirent brusquement des roseaux, comme dans un film d'aventures. Aux cris de «Allahu Akbaru»[8], ils se jetèrent sur moi. Bien que je me sois rendu, l'un d’eux voulut s’assurer de ma docilité en me plantant sa baïonnette dans l'épaule. Puis ils me ligotèrent et me traînèrent derrière eux comme un chien.

Maintenant que bien des années me séparent de ces événements, je peux dire que ce jour était empreint du même mystère que j'ai trouvé dans le récit de la «femme à la fiole».

Tandis qu'ils me traînaient vers leurs positions à travers les marais, le soir tombait et ma blessure continuait de saigner. La foule qui habitait mon esprit sortit de sa torpeur, s'étira et se mit aussitôt à me harceler de questions qui ne tardèrent pas à se muer en doutes, en reproches et en insultes qui heurtaient les parois de ma cage thoracique. La graine du désespoir se mit à gonfler. Elle se roula en spirales et se mua en une flamme qui me dévora les entrailles et gagna ma tête et mes extrémités. Soudain, sans que je comprenne comment, un cri comme je n'en avais jamais entendu déchira l’univers. La terre vacilla sous mes pieds. Un éclair jaillit et puis plus rien. C'est comme si je m'étais disloqué et éparpillé dans l'existence. Je me perdis dans un monde de lumières, de couleurs et de formes fugitives. Lorsque l'image se précisa, je découvris le vert d’un jardin parsemé de maisons blanches comme neige dissimulées sous les branchages. Des ruisseaux se jetaient dans des lacs où nageaient, en cortège, des amants et des houris[9], qui ressemblaient à des saintes, et des anges semblables à des enfants. J'étais un être primitif, criblé de blessures, honteux et vaincu. Je rampais sur le rivage et tentais de me joindre au cortège, mais je coulais, entraîné par les tourbillons. Je m'enfonçais et m'enfonçais. Au moment où j'allais rendre l'âme, j'ouvris les yeux !

J'étais dans un camion. Un soldat au visage balafré et sévère, aux habits déchirés, me versait de l'eau sur le visage. «Nous t'avons sauvé de leurs griffes !» me lança-t-il tout en démontant son fusil et en essuyant sa baïonnette maculée de sang. «Grâce à Dieu, l'obus ne t'a pas tué. Quant à eux, on les a expédiés d'un seul coup dans leur paradis...». Lorsque je voulus bouger, j'immobilisai aussitôt bras et jambes, en sentant se détacher des morceaux de ma chair brûlée, collée à mes loques.

Quelques mois après, je fis ma troisième tentative. Mes brûlures n'étaient pas encore sèches, mes blessures n'étaient pas encore cicatrisées, qu'ils me renvoyèrent sur le front. A l'hôpital, la foule au dedans de moi s'était endormie. Dès qu'ils me remirent l'uniforme, elle se réveilla. L'envie de fuir me montait à la tête, encore plus violemment. En juin 1984, vers la fin de la troisième année de la guerre, je contactai des travailleurs égyptiens que je connaissais. L'un d'eux me procura un passeport marocain et me présenta un Marocain qui m'apprit les clés de son dialecte. Je passais tout mon temps à répéter les mots arabes sans voyelles longues. Au lieu de «as-salâm alaykoum»[10], je disais «Islm alkm».

Le rêve de l'Europe se muait au plus profond de moi en un cri de révolte. Ma foule le reprenait en un hymne qui martelait de son rythme les parois de mon âme. C'était un jeudi soir. Je quittai le front à l'occasion d'une permission. A cinq heures, j'avais rendez-vous avec mon ami égyptien. A sept heures, le passeport avec la photo était dans ma poche. A dix heures, je montais dans le bus pour Istanbul. Je me fichais de ce que je ferais là-bas. L'important était de sortir de l'enfer. Ensuite, peu importe. Tout au long du voyage et jusqu'à l'aube - lorsque les agents de la sécurité me réveillèrent - je gardai les yeux fermés sur les dernières lueurs de Bagdad. Mais son image ressurgissait aussitôt derrière mes paupières closes. Les lumières de la ville se miraient dans un lac serti entre deux chaînes de montagne. Je devais revoir cette même image bien des années plus tard, lorsque j'arrivai à Genève.

Au poste frontière, ils découvrirent par malchance une ressemblance entre le nom inscrit dans mon passeport et celui d'un suspect. Ils m'arrêtèrent. Pendant la nuit, avant qu'ils m'interrogent et découvrent ma véritable identité, je sautai par la fenêtre en leur abandonnant mon passeport. Je rejoignis mon unité sans que personne ne sache rien de mon aventure.

La quatrième fois, c'était en hiver 1985. Avec un de mes compagnons, je m'enfuis au cœur des marais. Nous nous joignîmes à des groupes de rebelles, tous déserteurs. Mon compagnon avait la manie de se masturber en pensant aux femmes de ses ennemis. Il avait commencé, adolescent, avec l'image qu'il s'était lui-même composée de Golda Meir. Il avait continué avec «miss Thatcher», qu'il faisait chaque nuit crier dans ses bras. Il désirait l'Europe encore plus follement que moi. Nous nous étions réfugiés chez les rebelles des marais dans l'espoir de trouver un moyen de nous sauver. Mais c'était pour tomber dans une autre guerre. Nous ne luttions pas pour un bout de terre, mais pour dérober notre pitance quotidienne. Déguisés en hauts gradés, nous arrêtions les caravanes et, prétextant des consignes militaires, nous les dévalisions. Nous nous déplacions par petits groupes pour éviter d'être surpris par les hélicoptères qui déversaient leurs jets brûlants sur nos abris de roseaux. Nous nous comportions comme des bêtes sauvages menacées d'extermination de tous les côtés : de l'ouest, par les soldats de notre pays; de l'est, par ceux des voisins; et de l'intérieur, par nos propres cousins, agents du pouvoir.

Les fléaux naturels nous frappaient de plein fouet : moustiques de la malaria, serpents, scorpions, sangliers... Certaines nuits, des obus et des missiles, manquant leur cible, venaient s'abattre sur nos têtes.

Lorsque je fus piqué par les moustiques, les microbes de la malaria se répandirent dans mon sang. Pendant les accès de fièvre, lorsque je fermais les yeux, je voyais l'intérieur de mon corps souillé par la mort, semblable aux marais dont les eaux étaient mêlées de poudre, de pétrole et de cadavres. Mon compagnon mourut à côté de moi, pendant qu'il me soignait. Il était penché sur le rivage lorsqu'une balle siffla, lui traversant la nuque. Il se renversa tranquillement sur le dos, comme s'il s'apprêtait à se livrer à ses fantasmes habituels sur la femme de son meurtrier. Dans un sourire douloureux, il murmura, comme pour s'excuser : «Cela ne fait rien... c'était mon destin.» Puis il expira.

Je retournai à Bagdad, en proie à une récidive de malaria qui me rongeait le sang. Les avions et les trahisons avaient dispersé notre groupe. Je m'en retournai, non pour mourir dans une famille ou chez des amis dont je ne me souvenais pas, mais parce que je n'avais pas d'autre choix. Je ne fus pas exécuté. Par chance ou par malchance, je ne sais pas... Toujours est-il que je bénéficiai d'un décret amnistiant les déserteurs. On me conduisit à l'hôpital où je fus soigné et guéri. Puis on me ramena sur le front.

Ma cinquième tentative eut lieu une nuit de printemps, en 1986. Je décidai de me faire sauter le bras en laissant exploser une grenade dans ma main. Posant ma main gauche sur le bord de la tranchée, je demandai à un de mes compagnons de tirer le clou de la grenade, car la peur paralysait mon bras droit. Bien qu'il ait accepté et tiré le clou, il se jeta brusquement sur moi pour tenter de me sauver au dernier moment. La grenade explosa quand même. Mais, comme elle était en mauvais état, elle ne me coupa qu'un seul doigt. On me soigna à l'hôpital avant de me renvoyer sur le front. Ils mirent en doute ma version de l'accident. Si mes compagnons n'avaient pas témoigné, ils m'auraient exécuté. Ils m'avertirent qu'en cas de récidive, ils iraient au-devant de mes désirs en me mettant dans le canon avec l'obus qui devait exploser sur les positions ennemies.

Ma sixième tentative eut lieu malgré moi. C'était plus une fuite devant la mort que vers la liberté. Ils m'avaient jeté sur le front de Fao, dans un endroit boueux où ils avaient creusé des fosses communes. Sous le poids des chars et des camions, le sang affleurait à la surface de la terre. Un jour, mon officier m'envoya dans la tranchée voisine. A peine avais-je quitté ma tranchée qu'elle fut bombardée. Je courus vers l'autre tranchée. L'officier m'en chassa. A son tour, elle fut bombardée après que j’en fus sorti. Quatre tranchées furent ainsi successivement bombardées dès que je les quittais ! Je les entendis se concerter à mon sujet. Selon eux, je ne pouvais être qu'un prophète ou un espion. Je pris donc la fuite.

De retour à Bagdad, je contactai un vieil ami, ancien militant devenu contrebandier professionnel. Ses talents cachés avaient été révélés le jour de son arrestation, lorsqu'il avait renié sa cause en échange de sa liberté. Grâce à lui, je pus passer dans la montagne où je rejoignis les partisans. A Bagdad, on m'avait dit que, de là-bas, je pourrais gagner la Turquie, puis la Syrie et prendre le chemin de l'Europe.

Des milliers de partisans, des hommes mais aussi des femmes, occupaient le triangle formé par les frontières turque, iranienne et irakienne. Ces vallées, encaissées entre des montagnes rocailleuses, étaient redoutées par les armées les plus déterminées. Là, dans des grottes et des abris rocheux que les bombes les plus puissantes ne pouvaient détruire, vivaient des milliers de rêveurs, kurdes et arabes, musulmans et chrétiens, yazidites et athées, bergers et paysans, militaires et universitaires. Dans une nature sauvage, ils luttaient contre la neige, les maladies, les bombardements et les complots. Je sortais d'une guerre conventionnelle où deux armées se faisaient face. J'étais maintenant au milieu d'une tout autre guerre : guerre d'armées secrètes ou reconnues, guerre à laquelle participaient des familles, des tribus, des cheikhs, des intellectuels, des commerçants. Vêtus de l'uniforme révolutionnaire, ils discouraient sur la cité idéale et se faisaient même la guerre entre eux. Les uns étaient avec tel Etat et contre tel Etat. D’autres étaient contre celui-ci et avec celui-là. En somme, tout le monde était allié avec tout le monde contre tout le monde.

Un matin, à l'aube, je descendis dans une vallée avec un groupe de partisans. Les rayons du soleil qui inondaient la contrée nous recouvraient d'une cuirasse cuivrée. Quelque chose d'indéfinissable conférait à ce paysage une étrange pâleur, qui annonçait une catastrophe imminente. Les montagnes mêmes semblaient sur leurs gardes. Cette impression se renforça lorsque j'aperçus, entre les branches de châtaigniers, une escouade de corbeaux qui planaient au-dessus de nos têtes. Je ne sais quelle force mystérieuse m'incita à rester en arrière pour uriner derrière un rocher. Tout à coup, les balles sifflèrent dans la forêt, fracassant les branches. Les croassements des corbeaux se mêlèrent aux cris des blessés. Je me mis à courir. Un camarade blessé s'effondra sur moi. Je tombai par terre et il me tomba dessus, son visage contre le mien, ses yeux exorbités sur les miens, son sang ruisselant de son front troué. Les gouttes de son sang coulèrent jusque dans ma bouche. Sa saveur douceâtre se mêla à ma salive. Mon cœur se souleva comme si des milliers de serpents s'étaient glissés dans mes entrailles. Je me mis à crier. Je ne pensais qu'à une chose : comment vider de mes entrailles le sang de mon camarade. J'avais bu son sang de mourant.

Je ne perçus plus rien de la réalité. Le sifflement des balles et le fracas des bombes s'estompèrent. Je courais, et tout en courant, je crachais... je crachais... jusqu'à mon propre sang.

Pendant de longs jours, j'errai par les montagnes et les forêts, me nourrissant d'herbes et de fruits, évitant mes semblables. Mes habits étaient déchirés, et ma peau avait pris la couleur de la terre. Je restais absolument silencieux pour mieux entendre les conversations bruyantes de la foule qui habitait mon esprit. Je distinguais, dans leur multitude, deux camps qui se faisaient face, oscillant entre l'affrontement et la conciliation. Un camp de sages et un camp de fous, que les événements avaient soûlés jusqu'à l'épuisement.

Un matin de printemps, un moine me trouva par hasard couché dans un ruisseau. J'avais de l'eau jusqu'au nez. Les yeux fermés, j'écoutais les vociférations de mes sages et de mes fous dans les glouglous. J'ouvris les yeux sur la source de cette voix humaine qui retentit soudain dans la création. A travers la transparence de l'eau apparut un visage lumineux dessiné sur le ciel. Je ne bougeai pas, me contentant de le regarder impassiblement. Je me sentais détaché de la réalité. Tel un oiseau invisible, planant dans les hauteurs, j'observais cette foule de sages et de fous qui disposait de mon corps resté sur terre.

Le moine me conduisit au monastère où il me nourrit et me logea. Il me parla de Dieu sans m'interroger sur mon passé. Respectant mon mutisme d'idiot, il lut mon histoire dans les cicatrices de mes fuites. Il m'appelait le guerrier innocent. Le soir, il m'emmenait sur la terrasse du monastère et me parlait des péchés de nos ancêtres, et du châtiment que Dieu infligea à Eve et au Serpent. «Eve, me disait-il, enfantera dans le sang et dans la douleur et ses enfants écraseront les serpents, jusqu'à la fin des temps.» Les paroles du père Abraham résonnaient dans l'obscurité, traçant dans les étoiles un visage paternel. «Ô guerrier innocent, poursuivait-il, que Dieu bénisse tes blessures. Car tu es le fils de l'univers. La terre est ta mère... La terre, mon fils... La terre est une femme. Ses règles sont notre sang. Ses contractions sont nos guerres. Et ses frémissements voluptueux sont notre paix.»

Jusqu'au dernier jour, le père Abraham resta perplexe devant les sanglots qui me secouaient chaque fois que le monastère renvoyait l'écho des psalmodies. A dire vrai, je ne pouvais me l'expliquer mieux que lui.

Lorsque les soldats m'arrêtèrent près du monastère, le père Abraham ne parvint pas à me sauver. Il n'avait aucun papier prouvant mon identité. Ils me passèrent les menottes et, quand ils comprirent que j'étais idiot et muet, ils ne m'adressèrent plus la parole.

Ils me conduisirent d'un camp à l'autre, d'une position à une autre, me donnant ma pitance sans me poser de questions. Un jour, un officier s'approcha de moi. Il avait une voix enfantine qui contrastait avec son visage fermé par d'épaisses moustaches noires et orné de quelques trous un peu moins visibles que les étoiles qui brillaient à ses épaules. Il enfonça son bâton dans ma chair et secoua la tête à l'intention du caporal-chef. Je compris qu'il lui faisait signe de m'incorporer au troupeau. Ce jour-là, ils me ramenèrent sur le front après m'avoir baigné, rasé et enfilé un uniforme numéroté. Puis ils m'enfournèrent dans un camion avec le ravitaillement.

Voilà comment j'arrivai ici, il y a quelques mois. Depuis, j'observe avec circonspection le ventre de cette femme - la statue - qui s'ouvre un peu plus chaque jour. Caché derrière mon mutisme et ma surdité d'idiot, je guette dans les regards des soldats une lueur de doute quant aux mouvements de ce ventre. Peut-être veulent-ils éviter le scandale parce qu'ils y participent tous comme moi ? Que feront-ils le jour où il deviendra impossible de cacher la chose plus longtemps ? Dieu sait quel nouveau-né sortira d'un ventre blessé par le sabre ?

Cette nuit du mois de février 1988, après neuf mois passés auprès d'elle, je regardais la lune qui brillait dans une brèche du mur, juste derrière sa tête. Je lui disais mon désarroi devant ce destin incertain qui était le mien, après six vaines tentatives de fuite. Seul parmi les vestiges des ancêtres fornicateurs, sourd, muet et sans mémoire, je lui murmurais des prières, je la suppliais de m'aider à me sauver de ce monde. Qu'elle vienne à mon secours, si elle était vraiment la maîtresse de mon existence, celle qui m'avait créé dans le frémissement d'un rêve ! Comment pourrais-je continuer à vivre avec, pour seuls souvenirs, sept années de guerre et d'errance dans les marais, les montagnes et les déserts, à fuir l'enfer du présent pour gagner un monde supérieur et inconnu ? La foule de mes sages et de mes fous me poussait contre la statue et me pressait dans ses bras. J'avais l'impression de me fondre, de m'enfoncer en elle.

Tout à coup, la salle trembla sous le fracas des bombes qui tombaient l'une après l'autre, couvrant les cris des soldats. Lorsque le plafond s'écroula, une clameur s'éleva à l'autre bout de la salle, dans laquelle je reconnus la voix de notre brigadier, le mollah Youssef. Au moment où les pierres se mirent à tomber sur moi, je me recroquevillai contre la poitrine de la femme, glissant peu à peu dans son ventre de pierre. De part et d'autre de la blessure qui s'étendait de son cou jusqu'à son bas-ventre, la pierre s'effondra, laissant apparaître un tunnel qui, partant de son tronc appuyé contre le mur, s'enfonçait profondément dans la terre.

Je ne sais pas combien de temps j'ai rampé dans ce dédale de tunnels, traversant des mondes et des mondes, pendant des millions d'années. Comme si j'étais devenu une énergie lumineuse, hantant tous les siècles, les pays et les peuples. Je naquis des centaines de fois, vivant des centaines de personnages et mourant autant de fois. Je vécus des ères de frémissements de cette femme. Elle produisait mes vies, conservait ma postérité et perpétuait mes réincarnations dans les méandres de ses rêves. Jusqu'à ce jour où je me retrouvai entre les grosses pierres qui bordent le lac Léman.

Ce que je trouve extraordinaire, ce n'est pas seulement ce voyage prodigieux. Mais l'allégation de la dame du bar: que je suis l'auteur de ce manuscrit; que je l'ai oublié là il y a quelques jours; qu'elle me connaît bien car je fréquente ce bar depuis sept ans ; que je suis un excentrique; et que... et que...

Je n'ai rien compris de ce qu'elle m'a dit. Tout simplement parce que je n'ai jamais vécu ici; que je ne connais cette ville que depuis quelques jours ; que j’ai passé les sept dernières années sur le front ou en fuite. La preuve: je ne me rappelle rien d'autre. Parce que je n'ai vécu que cela.

Mais je ne vous ennuierai pas plus longtemps avec mes plaintes et mes bavardages. Voici donc le récit, tel que je l'ai trouvé dans le manuscrit. Vous jugerez vous-mêmes !


 

 

CHAPITRE UN

Emergence de la femme à la Fiole

 

Il y a bien des années commença l'histoire de ce jeune homme nommé Adam et de cette femme merveilleuse, la femme à la fiole... Une histoire qui vous paraîtra par trop incroyable et rocambolesque. Mais qui est vraie cependant. Qui a uni mon sort à celui des héros de cette histoire ? Le pur hasard ? Ou la force du destin déguisée en hasard innocent ?

Avant qu'Adam ne rencontre la houri de sa fiole... neuf ans auparavant... précisément pendant l'hiver de l'année 1978... il décida de quitter son pays et sa ville, Bagdad. Il avait vingt-deux ans. Comme la plupart des jeunes gens de sa génération, il vivait dans l'angoisse d'une situation politique difficile et violente. A cela s'ajoutaient l'échec de ses projets et l'impasse de sa vie amoureuse. Tout ceci renforça sa conviction qu'il ne pourrait réaliser ses rêves de liberté et de grandeur qu'en dehors de son pays.

Le jour de son départ, Adam était désemparé et angoissé. Il craignait qu'un incident l'empêche de sortir du pays. Il redoutait par-dessus tout d'être arrêté. Fourrant en hâte ses affaires dans un sac en plastique, il jeta à la dérobée un dernier regard d'adieu à sa mère et à ses frères. Puis il embrassa sa sœur en cachette : elle seule connaissait sa décision.

Il n'était pas encore sur le pas de la porte, lorsque résonna dans l'enceinte de sa poitrine je ne sais quelle voix envoûtante qui l'appelait à faire demi-tour. Comme s'il eût été attiré par un aimant, il se dirigea dans la grande chambre. Là, de sous le lit de ses parents, il sortit un vieux coffre en bois qui contenait des souvenirs de son père décédé une année auparavant. Ce fatras d'objets poussiéreux résumait la vie d'un homme émigré des marais du Sud au début du siècle. Suite à une déception amoureuse, il avait gagné Bagdad où il s'était engagé dans l'armée, prenant part aux guerres contre les tribus rebelles. Jusqu'à ce que, cassé par l'âge, il meure dans son lit, entouré de ses filles et de ses fils dont les regards lui rappelaient les chefs des tribus qu'il avait combattues.

Adam fouillait, sans trop savoir ce qu'il cherchait : photos jaunies, sabre recourbé du Yémen, pistolet anglais, baïonnette au bord maculé de sang rouillé, pièces de monnaie d'époques révolues, coquillages, amulettes, tableau populaire de l'imam Ali gardé par deux lions, dés, calâmes, statuettes antiques de différentes civilisations... quand son regard se posa sur une fiole. C'était une jolie fiole sculptée dans du bois de teck rouge, onduleuse comme le corps d'une femme. Sans réfléchir, il la saisit, la mit dans son sac et partit.

Je vous passerai les détails de ses aventures. Afin que vous soyez au fait des circonstances qui ont entouré la liaison entre Adam et la femme à la fiole, sachez seulement qu'avant d'arriver à Genève, Adam n'arrêta pas de se déplacer d'une ville à l'autre entre le Moyen-Orient et l'Europe de l'Est. Plongé dans ses activités, il oublia complètement la fiole qui, tapie au fond d'un vieux sac de voyage, passa des chambres d'hôtel borgnes aux camps d'entraînement militaire, sans compter les maisons abandonnées, les trains et les forêts. Après trois ans d'errance et de déboires, notre ami s'installa définitivement dans la ville de Genève, mollement étendue entre les Alpes et un lac aux vagues bleu-vert ourlées d'argent.

J'ai oublié de vous dire que je connais Adam depuis que, ensemble, nous avons pris conscience de l'existence. Je ne crois pas qu'il y ait quelque chose de plus mystérieux à nos yeux que notre relation. Vous aurez peut-être l'occasion de le comprendre au cours de ce récit. Pour être bref, disons que notre relation était particulière : nous vivions ensemble, mais en perpétuelle rupture, nous combattant avec un emportement qui aurait tourné à la violence si la force tyrannique du destin ne nous avait pas imposé de nous aimer et de nous entraider. Nous sommes sortis du pays ensemble. Ensemble nous avons vécu l'exil et couru après un rêve. Nous étions semblables à deux principes : le positif et le négatif. En nous mélangeant, nous fabriquions l'électricité de notre vie.

Le hasard voulut que je contribue à sauver la fiole. Nous étions dans le bus qui reliait Bagdad à Istanbul. Dès qu'il aperçut les hommes de la sécurité à la frontière, Adam fut pris de panique. Il tenta de se débarrasser de la fiole, pensant qu'ils allaient y trouver une preuve contre lui et le traîner derrière eux, comme un mouton entre les mains de pèlerins trop pressés[11]. Sortant la fiole de son sac, il s'apprêtait à la jeter sur les gravats de la frontière. Mû par je ne sais quelle force invisible, je l'agrippai comme s'il s'était agi de ma carte de parti. Lorsque je saisis sa main tremblante, il m'abandonna la fiole sans dire un mot. Je la fourrai dans mon sac et m'en remis au Diable. Lorsque nous eûmes passé la frontière sans encombre, Adam sortit la fiole et la porta à ses lèvres. Puis il m'embrassa, les yeux remplis de larmes, comme un enfant.

Nous arrivâmes à Genève l'été 1981. C'était le début de la guerre. Après trois ans d'aventures tumultueuses, le train du temps nous conduisit dans cette ville policée. Trois ans d'errance d'une ville à l'autre, pendant lesquels nous nous étions disputés et combattus, entraidés et soutenus. On pourrait dire qu'Adam était la réflexion, la pondération, la peur et le repli, tandis que j'étais l'esprit, le désir, la témérité et la fougue. Pour nous guérir de l'exil de notre patrie, nous nous choisîmes des patries d'exil. Notre vie filait comme un rapide, nous forçant à connaître des gens et des villes, à apprendre des langues, à changer de nom, à nous perdre dans des rêves, des révoltes et des défaites, toujours poussés en avant, sans retour possible. Nous avions appris le langage des armes, planifié des révolutions manquées. Nous avions vagabondé, nous avions eu faim. Nous avions volé, nous avions été emprisonnés. Nous avions dormi dans des trains et des maisons abandonnées, rêvant d'une prison propre, à l'abri du froid mortel des parcs européens. Jusqu'au jour où nous nous établîmes ici.

Avant l'apparition de la femme à la fiole, qui nous séduisit par ses merveilles et ses prodiges, Adam coulait une vie tranquille dans un petit appartement avec son épouse Marlyne, une jeune femme douce et paisible, originaire de cette ville. De tous ses compatriotes, j'étais le seul à le rencontrer, de loin en loin. Ici, le fossé qui nous séparait s'agrandit encore. Adam se replia toujours plus sur lui-même et coupa tous les liens qui l'unissaient à son pays. De mon côté, je poussai la désinvolture à l'extrême, avide de tout ce qui m'était resté interdit par le passé et dont mes ancêtres même avaient été privés. J'étais cet adolescent perpétuel, insouciant et jouisseur, ce noceur qui prenait le présent à la gorge pour qu'il lui rende au double ou au triple ce dont le passé l'avait spolié. Je me plongeai avec véhémence dans un monde de femmes, de vin, de haschich et de danse jusqu'à  l'aube. Je goûtai à tous les interdits, partant du principe que j'avais le droit d'assouvir tous mes désirs tant que je ne nuisais pas à autrui. Quant à Adam, dont l'esprit se ratatinait un peu plus chaque jour, il prit bientôt l'aspect d'un vieillard raisonnable. Après avoir désespéré de sa mission prophétique et de sa révolution idéale, il avait trouvé dans le monde de l'informatique un substitut aux philosophies de changement et aux théories de la vaccination des peuples. Dans la tendresse de sa femme, il trouva un substitut à la chaleur protectrice de la Cause. Je me plaisais parfois à plaisanter avec lui sur notre antagonisme. Nous étions, lui disais-je, comme deux poissons rouges qui, au fil du temps, étaient arrivés dans une rivière dont l'eau et les poissons étaient jaunes. J'essayais de rester rouge, tandis qu'il essayait de devenir jaune, alors que la réalité nous imposait de virer à l'orange. Comme disent les Russes : nous avions quitté la campagne, mais nous n'étions pas arrivés à la ville.

Je suis tenté de croire qu'Adam était comme la plupart des moralistes et des conservateurs, qui s'abstiennent de certaines choses, non qu'ils les détestent ou les réprouvent, mais parce qu'ils désespèrent de les posséder.

Un jour, en hiver de l'année 1988, je crois, Adam descendit à la cave pour prendre les skis - sa femme et lui allaient souvent skier à la montagne - . En fouillant dans le désordre des affaires empilées les unes sur les autres, il aperçut la fiole. Elle gisait dans un coin sombre et humide, parmi les toiles d'araignée. Appuyée contre le mur, elle semblait se reposer d’une longue attente. Adam était pressé, sa femme l'attendait... Mais un frisson de mauvaise conscience le parcourut, qui souffla sur les braises enfouies dans son cœur. Les braises de sa nostalgie pour son passé. Il se rappela la mort de son père et ses vieilles affaires. Il se représenta sa mère, seule dans la maison qui s'était vidée de ses frères et de ses sœurs. La guerre s'était chargée de ceux qui n'avaient pas été enlevés par le mariage, l'exil ou le tombeau.

Neuf ans avaient passé depuis qu'il les avait quittés. Leur image se confondait avec celle de la guerre, une guerre dont il évitait même d'écouter les nouvelles. Huit ans de guerre avaient achevé de ternir et de noircir l'image de son pays. Un pays dont l'histoire ne lui avait rien légué que la peur. Quand il était petit, il passait des nuits blanches, par peur de la mort. Peur de s'endormir et de ne pas se réveiller. Peur de l'enfer : son père lui avait décrit quelques-uns de ces supplices «qui font pousser et se dresser les cheveux sur la tête des chauves». Sa mère confirmait le fait en désignant le crâne de son père. En réalité, il souhaitait mourir tôt. Car on disait que Dieu pardonnait les fautes des enfants jusqu'à six ans. Leur entrée au paradis était garantie. C'est à cette époque-là que nous nous sommes connus. Nous étions, en quelque sorte, des frères siamois. Il aimait passionnément la mort parce qu'il désirait oublier la misère de la vie et atteindre le paradis. Tandis que, pour oublier la mort, j'instillais le plaisir du paradis dans chaque instant de la vie.

Nous les enfants de ces quartiers de boue séchée qui envahissaient Bagdad comme la petite vérole, passions nos journées à tuer les oiseaux, les chiens et les chats, à nous lancer des pierres, à nous pousser dans les étangs ou dans le Tigre voisin, à voler, à nous vautrer dans la terre, à couvrir nos corps d'écorchures, de blessures et de maladies, à apprendre de nouveaux jurons obscènes, tout en brûlant «innocemment» des colonnes de fourmis. A la tombée de la nuit, nous courions à la maison, où nos mères nous recevaient à bras ouverts et à coups de savates en plastique, accompagnés de jurons et de disputes avec les voisins, au cours desquelles on implorait le secours de Dieu et du Père Tout-Puissant. Le soir, nous nous endormions à la belle-étoile, les yeux ouverts sur le ciel étincelant de lunes et d'étoiles semblables aux yeux des animaux que nous avions tués. Nous fermions les yeux sur les souvenirs brûlants de la journée et les récits de nos mères peuplés d'ogresses, de monstres, de métamorphoses et de djinns tapis dans les profondeurs de la terre, qui réapparaissaient travestis en chats ou en demi-humains. Combien de nuits n'avons-nous pas étouffé sous nos couvertures par crainte d'Atrial, l'ange de la mort, et de son enfer ? Le matin, nous nous réveillions, honteusement mouillés, dans la terreur d'une punition attendue.

Adam tendit la main vers la fiole et se mit à la caresser du bout des doigts. Tout en l'époussetant, il se demandait où son père l'avait dénichée : héritage de famille ou trophée de guerre... qui sait ? Il se demandait pour quelle mystérieuse raison il l'avait prise avec lui et trimbalée à travers toutes ces villes et ces années. Ses mains hésitaient : allait-il la prendre? Il craignait qu'elle ne servît de prétexte à l'interroger sur son pays. Le passé le terrorisait. Il était comme ce prisonnier évadé qui évite son geôlier. Mais Adam, je le savais bien, était comme moi. Il ne passait jamais une semaine sans faire ce terrible cauchemar du retour. Un rêve oppressant, où il se voyait de retour dans son pays. Il ne savait pas comment cela était arrivé. Il n’avait pas de papiers officiels. Tout le monde le poursuivait. Même sa famille l'évitait, craignant qu'il leur porte malheur. Ces instants de cauchemar valaient, en tourments et en effroi, plusieurs heures de veille... Sang, peur, yeux exorbités, barrages militaires, égarement et une question déchirante : comment suis-je revenu ici et comment fuir à nouveau ? Le cauchemar de tous les exilés. Nous avions réussi à fuir le cachot du passé. Mais nous n'avions pas réussi à le faire fuir loin de nous. Il criait en nous pendant la veille. Et, dans notre sommeil, il nous happait dans ses dédales.

J'ai beau réfléchir, il m'est difficile de définir en quoi Adam et moi étions différents. Ce n'était pas à proprement parler nos contradictions qui nous séparaient, car chacun de nous avait ses propres contradictions qui nous unissaient et nous divisaient en même temps, comme des armées en déroute qui ont perdu leur gloire et leur rang. Il arrivait parfois que j'attribue à Adam des qualités, sans voir que je possédais les mêmes. Adam combattait sa prison par l'oubli, en évitant tout ce qui pouvait la lui rappeler, à commencer par les gens de son pays. Tandis que je jouais avec ma prison en me rapprochant d'elle, en me jouant du passé et en me moquant de tout ce qui pouvait me le rappeler.

Dès notre arrivée à Genève, Adam avait choisi le mariage et la stabilité. Il avait choisi de s'isoler et de tout sacrifier pour son avenir. Il avait rapidement appris la langue du pays et s'était initié à l'informatique. Puis il avait travaillé. Il aimait me répéter cette formule : «Mon passé est rebelle et terne comme la mauvaise herbe. Chaque fois que je l'arrache, elle repousse malgré moi dans le jardin de mon présent». Me considérait-il, moi aussi, comme une mauvaise herbe ?

Quoi qu'il en soit... Adam était donc à la cave en train d'examiner la fiole, caressant le bord du bouchon qui cédait sous ses doigts. Il n'avait jamais pensé que cette fiole avait une ouverture et une cavité. Il fit tourner le bouchon jusqu'à ce qu'il se desserre et se soulève.

Vaguement intimidé, il s’attendait presque à rencontrer un être cher, espéré depuis des années. Il ne se tenait plus de découvrir ce qu'il y avait dedans. Il ferait de cette fiole, pensait-il, un vase dont jailliraient deux roses : une blanche comme le lait, l'autre rouge comme le désir.

Tout à coup, le bouchon sauta. Il se dégagea de la fiole une odeur particulière, semblable à un mélange de sueur et de parfum. Puis, pch... ch... it, la fiole trembla. Il s'en échappa une sorte de brouillard accompagné d'un petit sifflement triste. Adam perdit la vue : il recula, faillit tomber et se laissa choir sur un gros carton qui creva sous son poids. Noyé dans les objets épars, Adam, avant même d'y voir clair, entendit une voix humaine semblable à un murmure sorti d'un rêve, qui le fit frissonner et lui ôta la force de se relever:

- Maître... n’aie pas peur... je suis à toi... et pour toi... Mon corps est pour ton corps et mon âme pour ton âme... Je vais te donner tous les plaisirs des siècles passés...

Peu à peu, une vision féerique prit corps dans un soupir suppliant et câlin. Une femme apparut, nue, les cheveux dénoués, la taille élancée, comme un palmier dans le désert. De petites mèches nocturnes et brillantes formaient des ruisseaux sur ses seins, jusqu'à leur pointe douce et humide. Bien que l'étonnement lui nouât la gorge et paralysât ses pensées, il restait capable d'apprécier la beauté. Sa taille et ses hanches étaient une coupe de cristal, au fond de laquelle s'étaient déposées des gouttes de vin capiteux. Ses cuisses, longues et fraîches, étaient rougies par des caresses sauvages. Malgré l'obscurité, Adam distingua ses lèvres humides comme des tranches de pastèques. Ses yeux, ombragés par des cils noirs et épais, étaient protégés par des sourcils en forme de sabres recourbés.

Si vous aviez aperçu Adam à ce moment précis, vous auriez vu se dessiner sur son visage une expression étrange, un mélange de désir et de peur... Comme un loup qui dévore sa proie tout en voyant venir la balle du chasseur. Adam ne redoutait pas la mort mais le péché. Il se figea dans son malheur. Son âme devint le champ d'une bataille féroce entre sa peur de voir cette femme fantastique se muer en serpent qui aurait tôt fait de s'enrouler autour de lui, de le briser et de souiller son sang de poison ; et entre ce désir croissant de dévorer cette beauté plus séduisante que toutes les belles de ses rêves.

Il fut quelque peu rassuré lorsqu'il la vit se mouvoir comme le reste des humains. Son image se précisa : on aurait dit une de ces beautés sorties d'un tableau de la Renaissance. Elle ouvrit les yeux et sur ses lèvres se dessina un sourire enfantin. Puis elle inclina la tête en minaudant et laissa tomber un bras entre ses cuisses tandis que, de l'autre, elle couvrait ses seins. C'était une sainte lorsque, pudique, elle baissait les yeux, et une reine débauchée, lorsqu'elle les ouvrait pour dévorer ce qui l'entourait. Son corps extraordinaire rappela à Adam l'image de cette houri qu'il avait dessinée dans son imagination en écoutant les récits de son enfance. Son père parlait d'un Paradis aussi vaste que les cieux et la terre, où coulaient des ruisseaux de lait, de vin et de miel. Chaque croyant y avait un palais de quarante pièces ; dans chacune de ces pièces il y avait quarante lits ; et sur chacun de ces lits quarante houris, si belles et transparentes qu'on voyait l'eau couler dans leur gorge. Toute sa vie il avait rêvé de cette houri qui pourrait lui procurer le plaisir de l'absolu.

Adam se mit à se palper et à examiner ce qui l'entourait pour s'assurer qu'il n'était pas victime d'une illusion.

Lorsqu'il ouvrit la bouche, un cri étouffé en sortit comme dans un cauchemar :

-                Qui es-tu ?

Sa voix grésillait comme une mauvaise radio. Contrairement à ce qu'on aurait pu croire, il n'attendait pas de réponse. Il sentit même une sorte de regret à l'idée que sa voix allait peut-être faire disparaître l'apparition. Il se mit à douter encore plus de sa réalité, lorsqu'il la vit le toiser d'un regard lie de vin, entrouvrir les lèvres et parler d'une voix douce comme le rire des enfants et incisive comme le cliquetis des sabres:

-  Mon maître, je te suis consacrée, à toi et à ta descendance. Tous tes ancêtres ont partagé une partie de leur existence avec moi... Je fus leur maîtresse secrète, compagne de leurs plaisirs et de leurs victoires, de leurs errances, de leurs revers et de leur agonie. Le dernier de mes amants fut ton père, qui m'avait lui-même héritée de son père et de ses ancêtres... Depuis des siècles et des siècles, je vis mon éternité dans cette fiole, passant de père en fils. Celui qui possède ma fiole possède les secrets de mon âme et de mon corps...

Adam resta abasourdi, la langue ballante dans sa bouche vide. Il aurait tout imaginé... sauf cela ! Une femme éternellement jeune et belle, à sa disposition pour satisfaire tous ses plaisirs !

Maintenant, il voyait de ses propres yeux la houri de ses rêves qui avait habité son enfance.

Adam désirait la mort parce qu'elle signifiait le plaisir éternel de son âme dans un monde de beauté absolue. Pour moi, la peur de la mort se dissolvait dans les frissons du corps et les plaisirs de la vie. Combien de fois ne l'ai-je pas empêché de se suicider pour se débarrasser de son corps périssable et laisser voler son âme vers un monde supérieur, loin de la médiocrité d'ici-bas ? Et combien de fois Adam ne m'a-t-il pas empêché de commettre des crimes pour me venger de ceux que je tenais pour responsables de ma détresse ? Peut-être avait-il trouvé en Marlyne cette femme qui vouait à la beauté une passion sacrée. Par sa modestie, sa douceur, la pureté de son âme, elle répondait d'une certaine manière à sa nostalgie de tendresse et de sollicitude maternelle. Dans son visage enfantin et ses yeux verts toujours étonnés, il retrouvait l'image de Iman, son amour déçu, dont les racines profondément enfouies en lui étaient toujours vivantes. Son intelligence, sa curiosité et sa soif de connaissances faisaient d'elle une compagne idéale pour jouer au jeu sans fin des questions et des réponses. Toutes ses qualités suffisaient pour qu'il l'aime et lui soit dévoué. Cependant, son désir brûlait toujours dans sa tête pour la «prisonnière» dont j'aurai l'occasion de vous parler plus loin. Depuis vingt ans, elle occupait son âme. Depuis qu'elle l'avait quitté pour être enterrée vivante, elle ne cessait de le tourmenter. A cause d'elle, il ne ressentait que tristesse et froideur à rencontre de toutes les autres femmes. Comme Adam gardait le silence, elle poursuivit :

- Prends ton temps, calme-toi... Touche-moi pour t'assurer que j'existe. Je suis tout entière à toi, alors n'aie pas peur. Laisse-moi m'approcher de toi pour épousseter la poussière de l'âge... Je te raconterai l'histoire de tes ancêtres. Ils étaient mon passé. Tu es mon présent et tes descendants seront mon avenir. La pérennité de votre descendance est le secret de mon éternité et...

Ses explications furent interrompues par la voix de Marlyne. Elle était en train de descendre les escaliers tout en criant à Adam de se dépêcher pour ne pas manquer le train. Dans son embarras, il faillit appeler son épouse pour qu'elle partage avec lui ce spectacle prodigieux.

Mais la femme se jeta aussitôt sur lui, l'implorant à voix basse de ne pas la trahir. Sa vie lui était réservée, à lui seul. La révéler aux autres signait son arrêt de mort. D'ailleurs, elle allait immédiatement regagner sa fiole. Lorsqu'il voudrait la rencontrer, il n'aurait qu'à soulever le bouchon pour qu'elle sorte. A ces mots, elle ferma les yeux, s'enroula autour de la fiole comme un serpent autour d'une flamme. Son corps se mit à trembler, s'étirant puis se rétractant, et finit par disparaître dans la fiole comme un tourbillon avalé par les sables d'un rêve silencieux.

Vous devinez certainement ce que fit notre ami. Le même jour, il arriva avec son épouse dans le village de Haute-Nendaz, au cœur des Alpes enneigées. Après minuit, il se glissa hors de la chambre à coucher du chalet où ils séjournaient. Il prit le petit sac où il avait caché la fiole et glissa sous son bras un couteau de cuisine, pour parer à toute éventualité. Il sortit du village, se battant contre la neige qu'un soleil fugitif avait fait fondre par endroits. Il atteignit un replat élevé au centre duquel se dressait un émetteur de télévision. C'était un lieu dégagé, sûr et propre, légèrement balayé par les faisceaux de lumière rouge de l'émetteur.

Il sortit la fiole de son sac et la posa sur le rebord du mur en béton qui donnait sur la vallée. Il avait choisi tout spécialement cet endroit : en cas de danger, il n'aurait qu'à pousser la femme dans les profondeurs du précipice. Le couteau à la main, il tourna le bouchon. Il frissonnait de volupté à l'idée de cette rencontre, cependant que la peur l'étreignait de voir surgir un génie monstrueux qui l'empoignerait par les cheveux et le jetterait dans le vide comme un vulgaire caillou.

Le bouchon céda, laissant s'échapper une odeur féminine qui lui était familière. Puis il y eut comme un bruissement. Adam recula loin du mur, les doigts serrés sur son couteau.

Alors, lumineuse dans sa nudité, elle se dressa à nouveau devant lui. On aurait dit qu'une main divine, invisible et expérimentée, avait sculpté cette femme prodigieuse à même la neige et l'obscurité. Pour la première fois dans sa vie, ses yeux se remplirent de larmes, non pas de joie ou de tristesse, mais d'émerveillement.

- C..ou...vre...-moi, la neige me fait mal...

Dans sa voix, Adam perçut les accents de la sincérité, parsemés d'inflexions équivoques et provocantes. Il était partagé entre la grandeur d’âme des braves et la méfiance de ceux qui ont été trompés.

Tout en grelottant, la femme s'était approchée de lui. Glissant sur la pointe de ses pieds nus, elle faisait bruire les petits cailloux comme un reptile. Elle posa calmement les bras sur ses épaules, mit les pieds sur ses chaussures et finit par se blottir tout contre lui. Alors seulement, Adam laissa parler sa nature généreuse et la couvrit de sa veste en cuir. Il sentit sa peau nue lorsque, sans le vouloir, ses mains touchèrent ses fesses. Il ne frissonna pas de volupté, mais d'impatience et de curiosité, comme un potier débutant qui effleure sa terre glaise. En écoutant son souffle saccadé, il se demanda si c'était l'effet du froid ou du désir. L'odeur de ses cheveux lui emplissait les narines. C’était un mélange de henné et de divers parfums populaires en vogue parmi les paysannes. Il maudit, dans son for intérieur, les femmes de son pays, partagé qu'il était entre un sentiment de haine et d'amitié, comme chaque fois qu'il rencontrait une femme venant de chez lui ou d'un autre pays arabe.

Je pourrais vous révéler un secret : avant de quitter son pays, Adam n'avait pas réussi à coucher ne serait-ce qu'une seule fois avec une femme. Cela n'avait rien à voir avec sa puissance sexuelle. La raison en était obscure, difficile à déterminer. Une seule fois, il avait vraiment essayé. C'était peu avant notre départ. Après beaucoup d'insistances, je le convainquis de m'accompagner en voyage à Basra. Là, je l'emmenai à la périphérie de la ville, dans le quartier de al-Tarab. C'est là qu'habitent les gitans, dans des maisons de boue séchée. Il avait à peine disparu quelques minutes avec une fille qu'il ressortit en crachant et en jurant. Il n'avait pas supporté la vue de cette putain nue. Il n'avait rien fait. Il me bassina avec ses théories de corps chaste et d'amour sacré. Le sexe ne devait pas être mêlé à de l'argent sale et aux lois du marché. Dans ce genre de situation, son âme se refusait à faire quoi que ce soit. Son corps le dégoûtait et restait insensible, sans force ni désir. A cause de lui, tout le voyage fut raté. Déçu, je n'avais plus envie, moi non plus. Je rentrai donc avec lui. Jusqu'au jour de notre départ, il tenta vainement et à plusieurs reprises d'établir une relation normale avec une femme. Combien de fois ne l'ai-je pas poussé à faire la cour à une collègue, ou à une camarade du parti... Mais il refusait. Bien qu'il crût aux idéaux de liberté, il resta toujours ce prophète assoiffé de pureté qui luttait avec un dévouement virginal pour les grands principes. Il évitait tout ce qu'il croyait nuisible à la réputation de la cause, ne serait-ce qu'une amourette avec une camarade. Il resta vierge jusqu'à son arrivée en Europe. Les trois premières années d'errance furent des années de noire privation. Elles firent de lui ce soufi de la révolution, qui ne couchait qu'avec des théories sur la guérilla, la lutte des classes et l'édification de la société idéale. Avant de rencontrer Marlyne, il eut quelques brèves aventures de hasard avec des femmes d'horizons divers. Aucune n'était de notre pays. Ses tentatives répétées de goûter à leur corps furent vaines, et il finit par se décourager. Même lorsqu'elles étaient amoureuses de lui et qu'elles recherchaient sa compagnie, elles refusaient toutes de faire l'amour avec lui. Non par chasteté, car beaucoup d’entre elles ne se refusaient pas aux autres, avant et après lui, mais parce que quelque chose d'obscur les en empêchait, dont elles s'étonnaient elles-mêmes.

- Dis-moi où nous sommes. Lorsque ton père m'a dit adieu, le soleil se couchait, et l'hiver frappait à la porte. Il y a des siècles que je n'ai vu autant de neige !

Son murmure se fit plus intime, câlin et séducteur. A la manière de ces femmes qui imposent leur domination sur les hommes en simulant la faiblesse et le besoin de protection. A travers ses lèvres, son souffle effleurait l'oreille d'Adam, le faisant frissonner et le plongeant dans une douce torpeur, comme lorsque les doigts de sa mère exploraient sa chevelure. Puis le frisson s'insinua dans sa chair pour se concentrer dans son bas-ventre.

Je me demande parfois si l'attachement d'Adam pour la houri de ses rêves n'était pas qu'une parade devant l'inéluctabilité de la mort, une manière de combattre la peur du néant et de rendre belle la laideur de la disparition. Dans l'attente de la fin, il passait son temps à chercher un substitut provisoire à la beauté de l'au-delà. Il avait désespéré d'être aimé par sa mère. Cette gardienne d'un troupeau de fils et de filles n'avait pas pour fonction de les aimer, mais de les nourrir et de les faire survivre tant bien que mal. Il connut le désespoir lorsque la «prisonnière» nous quitta et fut enterrée vivante. Puis il se lassa d'attendre Iman, après un amour malheureux à sens unique qui dura plusieurs années. Il passa sa vie à espérer de toute son âme la venue de quelque chose de totalement inconnu

qui viendrait le sortir de sa détresse. Au temps de sa passion pour Iman, il était entièrement dominé par l'idée qu'il allait être prophète. Il passait ses nuits à guetter l'ange Gabriel qui, du ciel, lui apporterait l'épître

prophétique. Il voulait être comme tous les prophètes, un sauveur, annonciateur du cataclysme.

Les prophètes faisaient-ils autre chose que d'avertir les hommes du cataclysme tout en leur annonçant le salut ? Leur perception des affres de la mort et du néant les rapprochait de la force absolue. Dans son enfance, son envie d'être prophète prit la forme de «Superman». La lecture de cette bande dessinée lui fit espérer, pour de longues années, que cette force titanesque, contenue dans les débris d'une planète inconnue où vivaient ses ancêtres, allait tomber sur lui. Grâce à elle, il pourrait changer le monde et y faire régner une harmonie parfaite. Après l'apparition d'un léger duvet au-dessus de ses lèvres, apparut aussi l'idée qu'il pourrait changer le monde par la politique. Son prophète revêtit un costume révolutionnaire moderne.

Parfois, je disais à Adam, pour le taquiner, que l'organisation était la mère et la houri dont il avait été privé et que l'Etat était le maître et le père dont il avait enduré le pouvoir tyrannique; qu'il avait choisi une organisation révolutionnaire pour se venger de toutes ces années de privation et de la sécheresse de sa vie; qu'il s'était plongé dans un mysticisme fait d'amour de la collectivité et de sacrifice de sa propre vie afin d'atteindre la liberté, la félicité, la féminité et la volupté absolues. Pour lui, la déesse de la mansuétude était l'Organisation. Les croyants étaient les prolétaires, le tyran était l'Etat, les démons étaient les bourgeois. Quant au paradis où régnait sa houri, c'était la Cité de l'amour et de l'égalité.

A dire vrai, lorsque nous adhérâmes au parti, je n'étais pas très différent de lui. Sinon que je désirais mettre en pratique ma révolte contre une réalité brutale et nuire, en paroles et en actes, à ces hommes forts qui castraient ma virilité et violaient ma liberté avec leur loi, leur morale, leurs mensonges et leurs prisons. Adam luttait pour donner sa vie à la révolution. Il disait qu'il resterait éternel dans la mémoire du peuple. Je luttais pour affranchir ma vie et m'approprier une émancipation illusoire. J'étais contre le présent pour l'avènement d'un autre présent. Adam, comme à son habitude, était contre le présent et le passé pour l'avènement d'un futur si lointain qu'il se confondait avec l'au-delà, avec les houris éternelles de son paradis.

Comme s'il voulait combattre un sentiment de gêne et de mauvaise conscience dont il ne s'expliquait pas la cause, Adam adressa la parole à Hajir d'une voix enrouée, où se mêlaient reproches et excuses :

- S'il te plaît, dis-moi qui tu es !

Son âme mystique qui aspirait à la sublimation voletait et battait des ailes, comme une colombe dans le nid de laquelle un serpent se serait glissé. Car, depuis que nous avions ouvert les yeux, le plaisir des sens était pour Adam synonyme de péché. Alors que pour moi, le péché consistait à ne pas satisfaire mon plaisir. Les nuits où il écoutait, terrorisé, les gémissements de sa mère et les halètements de son père restaient profondément ancrées dans sa mémoire. Il lui fallut des années pour comprendre que son père ne la faisait pas souffrir mais jouir.

A dix ans, nous tombâmes amoureux de cette «prisonnière». Son image ne nous a pas quittés. Elle est comme un nuage indissoluble dans le ciel de tous nos amours. Avant l'âge de l'adolescence, Adam tomba amoureux de Iman, une fille de Mossoul aux cheveux blonds et au visage de pomme incrusté de deux grains de raisin et d'une graine de grenade. Il décida de l'aimer jusqu'à la mort, juste après avoir vu un film indien où deux amants, une fille riche et un garçon pauvre, mouraient de chagrin enlacés sur le lit de l'amour. Pendant des années, il crut au plus profond de lui que la femme ne pouvait commettre la faute ordinaire, comme l'homme. Elle était la pureté même, au-dessus de la banalité de la vie, des désirs du corps et de ses vils besoins. Même après qu'il eut découvert le sexe, les soupirs de ses parents, mêlés aux cris de la «prisonnière», continuèrent à le hanter. Le péché devint alors pour lui quelque chose de vivant et de voluptueux. Au fil des années, notre conflit s'aggrava et le fossé qui nous séparait s'élargit. Il se moquait de moi et me tançait vertement chaque fois qu'il m'attrapait en train de me masturber en me représentant la servante de nos voisins. Une chose nous réunissait cependant : une noble passion pour la beauté. Sa passion planait dans les hauteurs, dans la transcendance de l'âme. Tandis que la mienne restait sur terre, dans les entrailles des créatures et dans les méandres du désir, lorsqu’il s'ancrait dans la saveur de la chair et explosait en un feu de joie.

Il y eut un long silence. Un silence neigeux, total, comme lorsque la vie se retire au plus profond de la terre en quête de chaleur. La femme s'appuya contre le mur et leva son visage vers le ciel. La lune se posa dans ses prunelles. Une lune blanche où perlaient des larmes de lait. Adam ne remarqua pas à quel moment jaillit sa voix. Car elle se confondait avec le silence de la montagne. Son murmure semblait s'échapper de la forêt, des maisons du village, des cimes des montagnes. L'écho de ses paroles résonnait dans la vallée et faisait briller la ville de Sion, endormie au fond de la plaine, de l'éclat magique de mille et une paillettes incandescentes.

Elle lui parlait de ses amants, tous ancêtres d'Adam : rois, brigands de grands chemins, chefs militaires, princes débauchés, bourreaux, prêtres, paysans, galants, poètes, esclaves et mercenaires. Elle lui parlait de leurs heures de gloire et de leurs défaites, de leurs mérites et de leurs méfaits. Depuis des milliers d'années, ils l'héritaient de père en fils, la fréquentaient et jouissaient, dans son corps et dans son âme, d'une volupté éternelle. Elle lui parla et lui parla encore jusqu'à l'aube.

Ses paroles pénétraient profondément en lui, emportant les particules de son être jusqu'aux confins de la terre, abolissant les limites de l'espace et du temps. Il voyageait à travers les siècles, se réincarnait dans le corps de ses ancêtres et se déplaçait entre les pays et les peuples, entre des expériences et des souvenirs encore vivants dans chaque molécule de son sang et de son âme.


 

 

CHAPITRE DEUX

Le passé de la Fiole

 

Je ne vous rapporterai pas tout ce qu'elle lui raconta. Une vie n'y suffirait pas. Des univers jaillissaient d'autres univers, aux dates succédaient d'autres dates, jusqu'à l'infini.

Elle raconta qu'elle était une jeune fille comme les autres, du nom de Hajir[12]. Elle vivait au milieu de son peuple, dans un ancien royaume du Sud qui s'appelait Ur[13]. Ce royaume avait fleuri juste après le déluge qui avait submergé toute la terre. Son père était un prince de la lignée sacrée des rois. Il passa toute sa vie à combattre les tribus prédatrices des montagnes, aux frontières orientale et septentrionale. Quant à sa mère, elle était la fille d'un émir d'une de ces tribus bédouines du désert de l'Ouest qui s'étaient établies dans le sud du pays depuis de longs siècles. Se mêlant au peuple des marais, ils avaient contribué à la continuité du royaume.

Les circonstances voulurent que leur roi Tammouzi[14] tombât amoureux de Hajir. Bien qu'il eût de nombreuses femmes et concubines, il fit grand cas d'elle. Il l'épousa et s'engoua d'elle, se montrant jaloux de tous ceux qui l'approchaient, même des femmes et des domestiques du palais. Il l'installa donc dans un autre palais, isolé dans les marais, auquel seules quelques servantes avaient accès. Il en arriva même à lui interdire de garder leur fils, qui dut aller vivre dans le palais officiel, loin de sa mère. Il lui disait qu'il ne supportait pas de la voir accoucher, comme les autres femmes, s'occuper de son enfant et l'allaiter. Ni de voir son corps s'empâter et l'âge dessiner des lignes sur son visage. Il la voulait toujours jeune et belle, source éternelle de désir, à l'abri des déformations de la vie et de la bêtise de l'âge. Il la voulait pour lui seul et ne consentait à la partager avec personne, pas même avec le temps.

Lui seul la voyait. Il passait son temps à siroter de l'arak[15] tandis que le palais résonnait des échos d'une cithare sumérienne. Il s'absorbait dans l'univers de sa voix lorsqu'elle entonnait les chants du désert que sa mère lui avait appris. Il étudiait sa beauté, se roulait sur son corps, se fondait en elle. Enivré jusqu'à l'adoration mystique, il versait alors les larmes de l'extase. Lové dans ses bras, il l'implorait : «Si seulement j'étais prophète du déluge, tu serais mon rameau d'olivier ; si j'étais Gilgamesh[16], tu serais mon rêve d'éternité ; si j'étais le grand temple, tu serais mon Dieu... Je suis le néant, tu es l'éternité».

Il était terrorisé à l'idée qu'un jour son adorée allait vieillir, qu'elle allait perdre l'éclat de sa jeunesse et que la mort l'aspirerait dans un monde souterrain et obscur. Il décida donc de faire venir tous les magiciens et les sages de son royaume et des royaumes voisins et promit la moitié de sa fortune à qui procurerait à son aimée l'élixir d'éternité qui la protégerait des injures du temps.

Des années passèrent. Toutes les tentatives des magiciens et des sages pour trouver le secret de l'éternité échouèrent. Le désespoir s'installa et le démon de la mélancolie allait s'emparer de Tammouzi lorsqu'un des sages prodigua son ultime conseil : «Sa Majesté doit partir, s'enfoncer dans le désert, rechercher les maîtres et les sages isolés dans les oasis, les grottes et les montagnes rocheuses. Peut-être y trouvera-t-Elle ce qu'Elle cherche.»

Après avoir confié la conduite du royaume à son ministre, le roi se mit en marche avec une armée de cavaliers triés sur le volet. Son adorée l'accompagnait, entourée de tout ce qu'il fallait pour assurer son bien-être et la protéger des flammes ardentes du désert. Ils tournèrent et s'enfoncèrent profondément dans les étendues désolées, approchant les tribus de bédouins, consultant les ascètes et les sages. Chacun leur conseillait d'aller trouver tel autre sage qui habitait dans telle oasis ou sur telle colline, à une distance de plusieurs jours ou de plusieurs semaines.

Après deux ans de vains déplacements, le désespoir allait les submerger, lorsqu'ils rencontrèrent un sage qui habitait dans une grotte profonde creusée dans une montagne de roches rouges. Il avait la prestance d'un prophète : grand, le teint basané, le front large et proéminent, le nez long et accusé. Dans ses yeux soulignés de khôl brillait la lueur rouge de la foi. Sa barbe était blanche, comme ses cheveux et la calotte qui les recouvrait. Sa cape noire tombait de ses épaules sur son ample tunique blanche.

Le roi s'approcha et lui parla de ses laborieuses recherches. Sans dire un mot, le sage lui lança un regard qui semblait dire : «Fais-moi simplement confiance.» Puis il fit signe à Hajir de s’approcher, lui saisit le poignet et l'entraîna au fond des ténèbres. Ils disparurent aux regards étonnés et inquisiteurs du roi.

Après avoir longtemps marché dans des couloirs obscurs, Hajir arriva dans une vaste cour recouverte d'herbe verte aux reflets argentés. En levant la tête, elle aperçut une ouverture au milieu d'une très haute coupole. On aurait dit une cascade d'eau et de rayons de soleil qui tombait du ciel. Le vieillard resta sur le seuil, silencieux, parlant à Hajir par signes. Elle lui obéit humblement, se déshabilla et foula le sol de la cour. La cascade tombait dans une petite fiole posée à terre. Elle s'en approcha, la saisit, la serra contre sa poitrine et prit sa place, sous le flot d'eau et de lumière. Regardant autour d'elle, elle remarqua, pour la première fois, que les murs étaient faits d'une masse de chevaux fougueux, rouges, noirs, blancs, un rang par-dessus l'autre, formant une construction solide malgré leur déchaînement intérieur. Ils couraient vers le ciel, vers l'ouverture, pour se désaltérer à cette source d'eau et de lumière. Hajir leva la fiole et ferma les yeux. Elle se mit à boire tout en écoutant les hennissements des chevaux, harmonieux comme un hymne ruisselant et sauvage. Elle eut une sensation étrange, entièrement nouvelle. Pour la première fois de sa vie, elle sentit véritablement exister chacune des composantes de son corps : son cœur, son sang, sa tête, et tous ses membres. Elle sentait et contrôlait tous leurs mouvements de la même manière qu'elle contrôlait ses doigts. Elle se sentit elle-même nager à l'intérieur de son corps, emportée par le courant de son sang descendant de sa tête vers sa poitrine et vers son ventre jusqu'à une étrange jonction entre d'innombrables fleuves. C'était un estuaire où se mêlaient les fleuves de la vie et du désir, pour former ce lac gigantesque, dont les eaux ondoyantes foisonnaient d'êtres lumineux et gélatineux qui nageaient tout en se désaltérant et en fusionnant les uns avec les autres. Hajir se fondit parmi eux, s'en fonçant toujours plus bas jusqu'à ce qu'elle perde totalement connaissance.

Après une longue attente qui donna bien du souci au roi et à sa suite, le sage émergea des ténèbres, enveloppé de blancheur et de noirceur. Voyant qu'il revenait seul, le roi, réprimant sa peur, saisit son sabre. Mais il se retint, lorsqu'il lut sur le visage du vieillard une expression de contentement, et, dans ses yeux brillants, une bonne nouvelle. Le sage, grave et silencieux, s'avança vers le roi et lui tendit la fiole.

Cette nuit-là, sur le sommet d'une montagne rouge, au milieu du désert, on prépara pour Tammouzi un lit de tapis et de draps de soie, au-dessus duquel on dressa un large baldaquin ouvert sur le ciel scintillant. On le laissa seul avec la fiole. Son idole en sortit et vint à lui, vivant encore, dans son évanouissement, sa dissolution dans le lac. Sans dire un mot, ils s'enlacèrent et s'enfoncèrent dans la volupté jusqu'à la folie, jusqu'à ce que leurs cris se perdent dans le ciel, que les étoiles étincellent, que la lune s'arrondisse et que la nuit rougisse.

C 'est ainsi que Hajir vécut sa première vie, rayonnante d'éternité. Son roi la sortait chaque nuit de sa fiole pour se livrer avec elle au rite de la passion et de la volupté. Il ordonna aux sculpteurs d'Ur de tailler, à son image, une idole d'Ishtar, déesse de l'amour et de la fertilité. Il psalmodiait, à genoux devant elle, d'humbles prières à son éternité. Lorsqu'il partait en guerre, il implorait sa bénédiction.

Et lorsque les pluies se faisaient rares, il lui présentait les ex-voto des rogations. Le règne de Tammouzi fut un règne de prospérité. L'Euphrate livrait régulièrement son limon rouge. L'épi de blé devint le symbole de la fertilité de ce roi béni. Les prêtres l’élevèrent au rang de dieu. A cette époque-là, les Akkadiens, oncles maternels de Hajir, furent associés plus étroitement à la marche de l'Etat et de la société, aux côtés des Sumériens. Le premier résultat fut l'unification des temples et des dieux. Il n'y eut plus qu'une seule religion sous l'égide de Tammouzi, le roi dieu, et de son amante, la déesse de la beauté et de l'amour.

Un jour, la catastrophe se produisit. Le roi pratiquait son sport favori - la chasse à la gazelle et aux lions - dans le désert avoisinant, en compagnie de ses cavaliers et de ses domestiques. Cette nuit-là, un vent froid, précocement automnal, se mit à souffler. Tammouzi se reposait dans sa tente, au milieu du camp de chasse. Dans la tente voisine, les belles jouaient de leurs instruments en chantant ses louanges. Au moment où il allait saisir la fiole, il sentit un souffle brûlant tandis qu'une masse pesante s'enroulait autour de lui, lui écrasant les côtes.

Lorsque les gardiens accoururent, alertés par ses cris sourds, ils n'en crurent pas leurs yeux : le roi se roulait par terre en proie à la terreur. Une énorme serpente tachetée était enroulée autour de son corps, le regardant avec colère. De sa langue bifide tombaient des gouttes de sang. Tammouzi tentait vainement de s'en défaire. Ses mains se débattaient à la recherche d'une arme. Sa bouche béante était paralysée par la terreur, ses cris définitivement étouffés. Les cavaliers et les soldats accoururent de tous les côtés pour le délivrer. Mais, craignant de le toucher, aucun n'osait lancer une flèche ou une lance. De leurs sabres, ils harcelaient la serpente qui enserrait le roi de plus belle. Malgré ses blessures, elle parvint à le tirer hors de la tente, puis hors du camp, mordant au passage deux soldats et un cavalier qui furent paralysés sur place. Elle continua à ramper jusqu’à un cimetière abandonné. Dans leur désarroi, les hommes couraient dans tous les sens, criant leur horreur et leur honte, impuissants qu'ils étaient à sauver le roi. Les femmes ébouriffaient leurs cheveux, déchiraient leurs vêtements et se roulaient dans la poussière. Leurs chants devenaient sanglots, appels à l'aide ou prières à la déesse mère pour qu'elle sauve Tammouzi. La serpente rampait entre les pierres tombales gravées par des ancêtres oubliés, tandis que les lignes cuivrées du couchant donnaient aux tombeaux ensablés des airs de brontosaures aux gueules béantes, prêts à happer les morts. La serpente s'enfonça profondément dans l'un de ces tombeaux avec l'expression ensorceleuse de l'amante qui se retire dans la chambre de son amant. Au moment où elle disparut dans le tombeau, le visage du roi exprimait un violent reproche. Il poussa un cri rauque qui fit trembler le cimetière et dont le ciel du désert renvoya l'écho : «Pourquoi ?».

Ainsi périt le roi. Tout le monde comprit que Kijal, la déesse du monde souterrain, avait allumé les volcans de sa jalousie et de sa haine pour Ishtar. Elle avait revêtu sa peau de serpente et avait enlevé Tammouzi dans son royaume obscur.

Cette mort soudaine n'avait pas permis à Tammouzi de faire ses adieux à son amante, ni de la préparer à sa nouvelle situation. Elle ne sut pas combien de temps elle resta au fond de sa fiole. Le jour où elle en sortit, elle se trouva devant un nouveau roi. Il débordait de jeunesse et ressemblait beaucoup à Tammouzi, si ce n'est la légère calvitie qu'on devinait sous la toque qui supportait sa couronne. Il était ivre, les yeux rivés sur le corps nu de Hajir que coloraient les flambeaux dispersés dans la salle. Sa face rubiconde, ses yeux globuleux et ses lèvres épaisses trahissaient un tempérament nerveux, impatient, effronté et lascif. Il lui fit signe de se lever. Après lui avoir jeté sur les épaules un châle de soie noire, il se mit à tourner autour d'elle en la dévorant des yeux, comme un loup affamé cherche le meilleur endroit où mordre sa proie. Puis il se jeta sur elle et la plaqua sur le tapis. Tout en la serrant violemment, il tétait et dévorait ses seins comme un bébé assoiffé. Sans se déshabiller ni retirer le châle noir du cou de Hajir, il lui fit l'amour avec précipitation et brusquerie, en émettant un souffle qui ressemblait à un sanglot. Puis il se coucha sur le dos, se couvrit le visage avec le châle et lui fit signe de retourner dans la fiole.

Ainsi en alla-t-il de Hajir. Chaque nuit, elle paraissait devant cet étrange roi excité par l'ivresse. Chaque nuit, il la couvrait de ce châle noir, tournait autour d'elle, tétait ses seins et la livrait à sa sauvagerie. Puis, sans un mot, il s'enroulait dans le châle et la laissait partir. Une nuit cependant, après l'avoir sortie de la fiole, il se jeta sur elle en pleurant. Couvrant son corps de baisers, il l'implora douloureusement, en bredouillant : «Pardonne-moi... pardonne-moi... Il faut que je t'avoue... que je te révèle ma faute... »

Les fenêtres de la salle du palais étaient entrouvertes, pour que la brise fraîche du soir y pénètre. Au moment où il ouvrit la bouche, on entendit au loin le hurlement d'un loup. Il lui dit qu'il était son fils banni dès sa naissance. Après la mort subite de son père, il était devenu roi. Il avait trois demi-frères qui lui disputaient le pouvoir. Il s'était débarrassé du premier en l'envoyant à la guerre où il l'avait fait secrètement assassiner. Après quoi, il l'avait proclamé martyr de Ur. Quant au second, il avait convaincu une de ses maîtresses de verser du poison dans sa coupe. Accusant son ennemi le vizir du forfait, il l'avait égorgé sur la tombe de son frère empoisonné. Il se débarrassa du troisième en lui faisant perdre l'esprit. En sacrifice au Dieu des eaux douces, il égorgea une jeune vierge sur les rives de l'Euphrate. Le dieu l'exauça, en déversant sur ce jeune frère les vagues de la passion. Le cœur déchiré, il erra sa vie durant le long du fleuve, adressant ses poèmes d'amour aux caravanes de barques qui descendaient le grand estuaire menant au Golfe.

Il lui dit que, dès la première nuit, il avait pensé qu'elle était sa parente. Quand il était petit, il avait entendu les femmes de son père parler à voix basse d'une histoire de fiole et de sa mère qui vivait isolée dans un palais entre le désert et les marais. Puis, lorsqu'il l'avait vue sortir de sa fiole, il n'avait pu réprimer son désir profond de dévorer sa beauté. En faisant cela, il avait l'impression de se venger de son père qui l'avait éloigné d'elle. En proie à un mélange de désir et de haine, il avait succombé à cet amour originel qui ignorait les coutumes de la civilisation et les interdits de la raison.

Il demanda pardon à sa mère, lui promettant de la délivrer de l'éternité de sa fiole et de la rendre à la vie libre des mortels. Il consulta les devins, les sages et les ascètes. En vain. Us répondirent tous que c'était impossible : dès que ses muscles se relâchaient et que ses yeux se fermaient, elle se changeait en un liquide aussitôt avalé par la fiole. Si elle refusait de se relâcher et de dormir, elle périrait. Et si la fiole se cassait, la femme se répandrait sur le sol et sa vie s'évaporerait dans les nuages. On la condamna donc à passer l'éternité entre les parois de sa fiole et les bras de ses descendants.

Les années qu’elle passa avec son fils furent des années d'épreuves et de misère. Les inondations se succédaient, engloutissant villes et villages, ravageant cultures et jardins. Era en profita pour faire souffler sur le pays de Sumer un vent mortel. Les monstres de la peste sortirent de leurs cages, exterminant l'une après l'autre les masses humaines. Ceux qui en réchappaient allaient se cacher au fond des marais ou fuyaient dans des déserts lointains pour vivre comme leurs ancêtres bédouins.

Les peuples des montagnes ne laissèrent pas passer cette occasion. L'armée de Sumer était désintégrée, les hommes anéantis par les cataclysmes. Un jour noir, les envahisseurs submergèrent la frontière nord-est. Ils amoncelèrent les ruines sur les ruines, versèrent le sang sur le sang. Ils tuèrent tous les dirigeants et les notables de la ville et cernèrent le palais du roi. Comme ils ne purent le prendre d'assaut, ils y boutèrent le feu.

Quand les flammes léchèrent les piliers, le roi sortit sa mère de la fiole. Sanglotant contre sa poitrine, il lui fit part de sa décision d'en finir. Il refusait de fuir par le souterrain secret qui conduisait à l'autre extrémité de la ville. La mort de sa cité et de son peuple signifiait sa mort. Il ne voulait plus vivre après tous ces cataclysmes issus de ses péchés. Son sang versé allait laver la terre de la cause de tous les maux. Puis il lui dit adieu et remit la fiole à ses gens. Ils devaient la donner à son fils qui, sur son conseil, avait fui dans les marais. Lorsque les envahisseurs se saisirent du roi, ils le crucifièrent sur un tronc de palmier brûlé. Le fils de Tammouzi ne sut jamais que, trente ans auparavant, ce palmier avait été témoin des instants de folie où son père Tammouzi avait ensemencé le ventre de sa mère Hajir.

Un jour, Hajir se trouva face à son petit-fils qui avait hérité la fiole de son père assassiné. C ' était un jeune homme excentrique, au teint cuivré et aux yeux couleur de miel, perçants comme ceux d'un vieux marin. Il avait hérité le goût de l'aventure et de la découverte de sa mère, originaire de l'île de Dalmun[17], qui était morte de la peste. De son père, il avait hérité l'avidité et les traits cruels. Quant à sa grand-mère, elle lui avait légué la spiritualité et l'amour des idées. Là-bas, dans des forêts de joncs que personne n'avait jamais pénétrées, il avait formé une armée de fugitifs et proclamé la rébellion contre les envahisseurs.

Sa principale distraction était la chasse aux soldats ennemis. Il les gardait en vie, pour que sa grand-mère puisse assouvir sa haine en regardant mourir ceux qui avaient égorgé son peuple. Il les forçait à manger leurs propres membres ; il les attachait dans l'eau jusqu'à ce qu'ils pourrissent; il les enfermait nus dans de grandes cages et lançait contre eux des scorpions et des serpents noirs. A la fin de chacune de ces fêtes macabres, il se retirait avec Hajir dans une pirogue capitonnée et lui faisait l'amour au milieu des joncs, des serpents d'eau, des sifflements d'oiseau et des grognements de sangliers.

Ainsi, en cinq mille ans, plus de cent cinquante descendants de Hajir héritèrent de la fiole. Toutes les quelques générations, elle se trouvait entraînée par un de ses petits-fils hors de sa patrie, pour revenir à nouveau dans cette terre du Sud quelques siècles plus tard. Elle était comme un arbre : ses racines s'enfonçaient profondément dans les marais et le limon de la Mésopotamie ; sa ramure luxuriante s'étendait jusqu'aux côtes orientales de la Méditerranée, jusqu'aux déserts du Yémen et jusqu'aux montagnes de l'Atlas. Comme des graines sauvages, ses descendants se disséminaient et germaient en tribus et en peuples, se transmettant le savoir enfoui au fond d'une fiole de bois. Sur les rives des fleuves et des mers, ils se rassemblèrent et se multiplièrent. Avec la glaise de la terre, ils construisirent des villes et des dynasties. Avec l'éclat du ciel, ils façonnèrent des dieux et des religions.

Hajir ne concevait ni n'engendrait de ses amants. Mais elle était l' artisane de leur fertilité. C'est par son éternité que la lignée de ses descendants se perpétuait dans les ventres des mères. Génération après génération, la ramure de Hajir s'étendait jusqu'aux confins de la terre et ses branches s'entremêlaient aux branches de tous les arbres de la création.

Elle vécut avec ses descendants, de tous les lieux et de tous les temps : ils s'établirent sur les îles grecques, dans les montagnes kurdes, parmi les bouddhistes de l'Inde et de la Chine, parmi les Perses et les Turcs ; ils allèrent jusqu'en Europe occidentale ; ils s'allièrent par mariage aux tribus de l'Afrique. Hajir vécut même pendant deux générations en Amérique, avec un de ses descendants andalou qui s'était joint aux premiers conquistadors espagnols.

Hajir vécut avec l'un de ses descendants que la guerre, les épidémies et les inondations avaient chassé de sa terre. Avec sa tribu vaincue, il émigra vers le nord. Après plusieurs années d'errance dans le Sinaï, ils s'établirent sur les rives du Nil. Ils y vécurent pendant plusieurs générations, se mariant, engendrant et mourant, en se transmettant la fiole de père en fils. Un siècle et demi plus tard un des descendants de Hajir devint pharaon. Instruit par sa maîtresse des secrets de l'histoire, il fonda sa propre religion et procéda à l'unification des dieux égyptiens dont il se proclama le représentant suprême.

Hajir passa trois générations avec trois de ses descendants qui se transmettaient un pacte d'esclavage auquel ils prêtaient serment devant leur roi et leurs prêtres. Elle les accompagna tous les trois dans leur charrette, tirée par des mulets et guidée par des chiens qui suivaient la trace de rebelles fugitifs. Mais le troisième descendant s'insurgea contre ce pacte et contre l'esclavage de ses pères. Sur les rives de l'Euphrate, il détela les mulets, les laissant partir à la suite de ces chiens qui se disputaient des choses invisibles. La charrette du jeune homme fut emportée par les eaux du fleuve. A son bras, sa femme s'était endormie. Sous son aisselle, la fiole vivait au rythme des battements de son cœur. Dans les marais, loin du pouvoir du roi et de ses prêtres, il vécut sur la terre habitée par ses ancêtres depuis des siècles.

Hajir vécut avec un de ses descendants qui vola la fiole de son père et s'enfuit vers le Golfe. C'était un jeune homme révolté. Il apprit de Hajir les secrets de l'amour et de la vie. Il se fit pirate, parcourant les mers en quête de navires marchands dont il rançonnait les passagers. Il tomba amoureux d'une princesse carthaginoise qui l'emmena dans son pays. Il combattit dans la campagne militaire de Hannibal contre Rome. Blessé lors de la déroute de l'armée, il se réfugia auprès d'une tribu de bergers celtes où il se maria. Ses descendants s'établirent dans les Alpes, avec leurs oncles celtes. Ils se transmirent la fiole et, avec elle, les souvenirs de leurs lointains ancêtres. Cinq générations plus tard, un des descendants de Hajir fut mêlé à une rixe de taverne au cours de laquelle il tua un soldat romain. Il s'enfuit vers le sud. Descendant le cours du Rhône, il arriva au bord de la Méditerranée et erra des années, entre mer et déserts, à la recherche du pays de ses ancêtres.

Hajir vécut avec un de ses descendants qui se fit moine, à l'époque où le christianisme n'était quune secte d'insurgés qui faisait ses premières armes. Il se fixa dans un monastère dans le désert du Hauran[18]. Très pieux, il ne connaissait de la femme que son image de séductrice satanique. Seule Marie, qui dispensait une tendresse, une pureté et une mansuétude infinies, faisait exception. Un jour, il découvrit la fiole de ses ancêtres parmi ses affaires. Jamais, dans sa vie, il ne vécut pareil tourment. Luttant contre ce désir orgiaque qui s'emparait de lui chaque fois qu'il sortait Hajir de sa fiole, il se refusait à la toucher. Il faillit même la livrer au supérieur en prétendant qu'elle était Satan en personne, déguisé en Eve. Cependant, il finit par se convaincre qu'elle était véritablement son aïeule, la maîtresse de ses ancêtres. Un jour où il avait bu, il se mit à pleurer en contemplant l'icône de la Vierge au-dessus de l'autel. Les psalmodies qui résonnaient dans les couloirs du monastère passaient à travers son cœur pour répandre son désarroi aux quatre coins du désert. Comment cela arriva-t-il ? Il ne se l'expliqua pas. A travers le voile de ses larmes, il vit la Vierge sourdre de son icône et prendre devant lui la forme d'une déesse de la Virginité et de la beauté. Dissimulant ses charmes sous un châle de velours noir, elle lui parlait d'une voix pleine de sollicitude et de tendresse maternelle : «Quitte ces lieux, mon fils... Dieu t'a envoyé l'ange de Sa fertilité et de Sa générosité... Pars loin d'ici et que la parole du Seigneur se répande dans les oasis par la bouche de tes descendants !»

Le moine s'en alla parcourir les déserts avec sa fiole, portant le message monothéiste au-devant des caravanes de bédouins. Il s'établit dans la ville de Najran[19], aux confins du désert yéménite. De là, sa religion devait rayonner dans toute la péninsule.

Hajir vécut avec un de ses descendants, philosophe rêveur qui parcourait le désert avec sa fiole, allant de ville en oasis. Une tribu l'adopta après qu'il eut combattu à ses côtés. Il nomadisa avec elle dans les steppes de la péninsule, entre le Yémen et la Syrie. Suite à son mariage avec la fille du cheikh, il consolida sa position au sein de la tribu. Lorsque le cheikh mourut, il fut choisi pour lui succéder. Après plusieurs années, enrichi par les récits de Hajir et l'expérience de sa vie nomade, il devint prophète. Il répandit sa religion parmi les bédouins, les appelant à se sédentariser et à renoncer aux guerres, aux razzias et aux rapines. Il leur parla ainsi : «L'esprit de l'homme repose dans son corps, comme l'esprit du peuple dans sa terre et l'esprit de Dieu dans l'univers. Votre esprit ne connaîtra le repos que lorsque votre corps le connaîtra. La terre qui s'ouvrira à vous, vous vous y reposerez et vous la labourerez. Elle sera pour vous une épouse fertile et une mère dévouée. La terre pourvoira généreusement à votre subsistance par la bénédiction du Seigneur ! Construisez-lui donc une maison au milieu de vos maisons, afin qu'il vous protège et bénisse toutes vos entreprises...» La nuit qui suivit, lorsqu'ils virent tomber du ciel une pierre de feu, ils comprirent que c'était un signe de Dieu. Ils sacrifièrent un mouton et édifièrent autour de cette pierre noire un temple, la maison du Seigneur. Autour de ce temple, ils construisirent des maisons et s'y établirent.

Les sculpteurs fabriquèrent de gigantesques idoles de al-Lat, al-Uzza et Hubal[20]. Ils devinrent de grands dieux, surpassant en importance tous les dieux des tribus de la péninsule. Car eux seuls étaient capables de servir d'intermédiaires entre l'homme et le Seigneur de l'univers.

Hajir vécut avec un de ses descendants qui devint poète à Bagdad. Il émigra en Egypte et, poursuivant sa route vers l'ouest, il traversa l'Afrique jusqu'à Tanger où il se maria. L'un de ses enfants s'enrôla dans l'armée du calife d'Andalousie qui tentait de contenir les assauts des Francs et des princes espagnols. Un jour qu'il se trouvait en mer, il fut capturé par les Croisés, puis vendu comme serviteur dans une église quelque part dans le pays des Francs. Par chance, la fiole échappa à la fouille des soldats. Il prit l'habitude de se cacher dans une cabane isolée pour prier en compagnie de Hajir. Il priait Allah qu'on ne découvre pas qu'il était officier dans l'armée andalouse. Il tentait de se faire passer pour un commerçant maghrébin afin déchapper à la mort. Pendant de longues années, il continua à pratiquer l'islam secrètement. Mais, avec le temps, il finit par se convertir au christianisme et épousa une fille du village voisin. Jusqu'à ses derniers jours, il servit fidèlement son église, laissant derrière lui une ribambelle de fils et de filles. Sur son lit de mort, il appela l'un d'eux, un adolescent qui rêvait d'aventures, de femmes et de voyages à travers l'Europe. En lui tendant la fiole, il murmura d'une voix vacillante : «Elle est à toi... Si le temps m'a forcé à oublier, toi, mon fils, tu n'oublieras pas, tu achèveras mon histoire... Prends-la... Elle te parlera d'un rêve qui gardera mon âme éternellement vivante.»

Après bien des années d'errance et de prison, l'adolescent réalisa le rêve de son père. Il arriva enfin dans le pays où Hajir le guida: au confluent des deux fleuves, il se construisit une maison et mena une vie paisible, entouré de ses cousins et de ses nombreuses femmes.

Hajir vécut avec un de ses descendants dans la ville de Kufa. Il y proclama la révolution contre le pouvoir ottoman. Les soldats du Sultan le poursuivirent, l'arrêtèrent et le crucifièrent sur les restes du même palmier brûlé où son ancêtre avait été crucifié voici quatre mille ans. Hajir était dans la foule, pleurant sous son voile noir. A côté d'elle, un petit garçon tenait dans ses mains la fiole de son père.

Hajir vécut ainsi des histoires innombrables. Elle connut beaucoup d'hommes, de peuples et de terres. Elle vécut avec l'un de ses descendants qui devint empereur de Rome. Il s'appelait Philippe l'Arabe. Elle vécut avec un autre de ses descendants qui devint prophète mazdéen en Perse. Elle vécut avec un de ses descendants qui s'enfuit de la maison de sa mère, une concubine noire, pour rejoindre la patrie de ses oncles en Abyssinie. Elle vécut avec ses descendants en Russie, en Inde, en Chine et en Amérique. Elle passa cinquante siècles dans les bras de ses amants, leur dispensant la fertilité, perpétuant en eux le souvenir de l'Histoire, et les accompagnant fidèlement dans le périple de leur vie.


 

 

 

CHAPITRE TROIS

La présence de la Fiole

 

Chers amis, je n'allongerai pas ce récit à loisir. Sachez seulement que, ce jour-là, Adam entra dans une nouvelle étape de sa vie. Pour être bref, je dirai que cette étape fut décisive, non seulement en ce qui le concernait, mais aussi, comme vous allez le voir, en ce qui me concernait. Ce fut la plus étrange, la plus riche en événements merveilleux.

Cette nuit-là, Adam entra dans l'univers de la femme à la fiole. Tandis que son corps restait dans notre monde, son âme pénétrait, par le portail de cette houri, dans le labyrinthe d'une histoire sans fin.

A l'aube, il fit l'amour avec elle. Chaque instant de plaisir frémissant contenait en lui les événements d'une année entière. Le corps d'Adam semblait se décomposer en boules gélatineuses. Elles prenaient la forme d'un homme qui naissait, grandissait et traversait les expériences et les métamorphoses de l'existence jusqu'à l'anéantissement, lorsque son corps cessait de trembler et qu'il retombait apaisé dans les bras de Hajir tandis que la lune se noyait dans la rougeur de l'aube.

A la fin de la nuit, Adam revint au chalet, la fiole enfouie au fond de son sac noir. Bizarrement, il n'avait pas mauvaise conscience, bien qu'il trompât sa femme pour la première fois depuis qu'il l'aimait. Au contraire, malgré cette nuit rouge et blanche, il ne ressentait aucune fatigue, et désirait sa femme plus que d'habitude. Lorsqu'ils s'étreignirent, les gémissements de Marlyne, mêlés à la voix de Feirouz, chantaient un hymne à la douceur de l'éternité. Au sommet du plaisir, le visage de Marlyne était celui de la femme à la fiole, et ses traits dessinaient les paroles de la chanson qui montait de l'enregistreur:

«Donne-moi le nay[21] et chante

C'est le secret de l'existence.

La plainte du nay demeure

Lorsque l'existence se meurt.»

 

A ce moment, Adam sentit son âme tomber de ses hauteurs jusqu'au fond de lui tandis qu'un liquide brûlant coulait dans les entrailles de sa femme. Us restèrent longtemps enlacés.

Quelques semaines plus tard, ils comprirent que ce moment d'amour avait été fertile et qu'il avait ensemencé le ventre de Marlyne.

Depuis deux ans, ils attendaient ce moment. Depuis qu'Adam avait accédé au désir de sa femme d'avoir un enfant.

Marlyne me confia plus tard que, pendant deux ans, elle avait vainement tenté d'être enceinte. Les médecins qu'elle avait consultés lui avaient dit que le problème résidait chez son mari qui souffrait d'une forme très rare de stérilité: sa semence refusait de se mélanger à celle des femmes, non parce qu'elle n'était pas féconde, mais, au contraire, parce qu'elle l'était trop, parce qu'elle avait trop de vitalité. Cet excès de vitalité l'empêchait de fusionner avec la semence féminine. Ils disaient aussi que ce défaut avait des causes psychologiques ; qu'on le trouvait chez les hommes qui, malgré leur passion souvent violente pour les femmes, les détestaient au fond d'eux-mêmes. Ils détestaient tout ce qui était féminin, fertile et maternel. Leur désir profond de la mort leur faisait haïr la femme qui représentait pour eux la vie, la fertilité et la pérennité. Mais aussi, la terre, la réalité et l'histoire. En fait, ce qu'ils aimaient en la femme c'était s'enfoncer dans les profondeurs de l'inconnu pour remonter vers l'éternité qui précède l'existence, jusqu'au secret de l'Etre premier enfoui dans ses entrailles. Ils détestaient en elles cette vie en laquelle ils voyaient la tombe de leur propre vie. Voilà ce qui arrive lorsque nous sommes privés pendant longtemps de ce que nous désirons. La haine submerge notre amour jusqu'à le dominer complètement.

Les médecins leur proposèrent des méthodes d'insémination artificielle. Adam accepta de donner sa semence au laboratoire afin qu'ils la mélangent à la semence de sa femme. Ainsi, ils auraient recréé artificiellement les conditions de la fécondité dans le ventre de Marlyne. Deux tentatives échouèrent. Adam et Marlyne décidèrent d'essayer encore. Jusqu'au jour où Hajir apparut et que Marlyne conçut. Les médecins, très étonnés, n'y virent que le fruit d'un hasard exceptionnel.

Au début, Adam mettait la fiole dans son sac et allait passer la nuit avec sa houri dans une auberge des environs de Genève. Un jour, s'enhardissant, il me demanda s'il pouvait utiliser ma chambre pour quelques heures, lorsque j'étais absent. J'en déduisis qu'il avait une maîtresse dont il ne voulait pas dévoiler l'identité. Car je n'avais aucune idée de l'existence de Hajir. Je ne devais la connaître que beaucoup plus tard.

Avec le temps, Adam poussa l'audace jusqu'à s'aventurer en compagnie de sa houri dans les lieux les plus divers, où ils s'abandonnaient à leur plaisir. Ils entraient au cinéma et s'asseyaient dans les premiers rangs vides de la salle. Lorsqu'il la sortait de la fiole, il la faisait revêtir une robe transparente et des souliers légers. Puis, assis à côté d'elle, il lui expliquait le film. Chaque jour, ils découvraient d'autres lieux : théâtres, dancing, trains, ruelles, parcs publics. Plus l'endroit était insolite et risqué, plus son plaisir était intense. Il s'aventura jusque dans les musées, les bureaux de l'Etat, les banques et les lieux de culte.

Mon attention fut attirée par les changements visibles qui s'opéraient dans la personnalité d'Adam. Il acceptait plus facilement mes propositions de sorties nocturnes dans les bars et les fêtes. Peu à peu, il sortait de son isolement habituel, de sa vie bien rangée entre sa maison, sa femme et son ordinateur. Avec réticence, il goûtait à quelques verres de vin, avant de laisser libre cours au plaisir de l'ivresse. Au début, je ne comprenais pas ses discours, obscurs et délirants, au sujet d'une fiole, d'une houri et de l'histoire de ses ancêtres. Je pensais qu'il répétait ce qu'il avait lu dans un livre. Avec étonnement, je constatais qu'après avoir vécu pendant sept ans comme un reclus, il partageait l'anarchie de mes nuits, errant avec moi de bar en bar. Pour la première fois, il posa des questions sur les dernières nouvelles de la guerre et se mêla aux discussions politiques entre copains.

Il cessa de se moquer de moi et de ma manière de percevoir la vie au travers de la vie des autres gens. Car les yeux des gens étaient le miroir où j'apercevais mon existence. Je fouillais avec passion leurs niches secrètes. J'entendais ma voix dans leur voix, mon identité reposait sur la leur. Parfois même, j'imaginais que mes désirs étaient un cheval fougueux enfermé dans l'écurie des gens. Pour lui rendre la liberté, je devais toujours me glisser dans leur for intérieur comme un hôte ou, dans le pire des cas, comme un voleur.

Genève fut pour Adam le lieu d'une nouvelle naissance. C'est dans cette ville qu'il découvrit que le temps de sa mission prophétique était révolu. Sa philosophie et ses rêves révolutionnaires s'étaient consumés dans le brasier d'un Orient devenu lointain. Il ne lui restait plus qu'à se trouver d'autres philosophies, d'autres rêves qui s'accordent avec sa nouvelle voie. L'oubli fut l'arme de ce nouveau combat. Marlyne prit la place de l'organisation, l'informatique prit la place de la cause. Il ne rêva plus à la cité idéale ni au paradis de sa houri, mais à un avenir brillant, fruit de son travail et de ses ambitions. Il se voyait riche, spécialiste renommé, citoyen suisse dont les droits seraient reconnus par l'Etat et la société. Son grand principe fut que tout, ici, était meilleur que dans son pays. Même la dureté des gens et leur racisme étaient plus supportables que là-bas. Il soignait les souffrances qu'il endurait à Genève en se remémorant les douleurs plus infâmes et plus cruelles qu'il avait connues chez lui. Si un gendarme l'insultait, il se souvenait des gifles et des coups de pieds sauvages de la police de son pays. Si quelqu'un le rejetait ou blessait ses sentiments, il se rappelait combien les gens de son pays étaient durs et violents les uns avec les autres. Jusqu'à maintenant, son corps conservait les traces de blessures et de brûlures anciennes. Il n'oublierait jamais les accès de violence de son père. Un jour restait profondément gravé dans sa mémoire : lorsqu'il avait cinq ans, son père l'avait insulté et battu. Puis, pour une raison inexplicable, il s'était mis à le déshabiller et l'avait chassé hors de la maison pour qu'il soit la risée des enfants du quartier, jusqu'à l'arrivée de sa mère qui l'avait enveloppé dans sa cape noire. Aujourd'hui encore, il était hanté par le cauchemar de sa nudité exposée à la moquerie.

Maintenant, Adam passait son temps à écouter les récits de Hajir sur ses ancêtres. Elle avait une mémoire étonnamment fertile et exubérante. Ce n'était pas seulement son corps qui jouissait d'une éternelle jeunesse, mais aussi son esprit, ses sentiments et sa mémoire. Elle versait des larmes sur les victimes des combats et se réjouissait avec les vainqueurs comme si elle vivait encore parmi eux. Comme une enfant, elle portait sur toute chose une interrogation perpétuelle. Chaque heure passée hors de la fiole était pour elle l'occasion d'une nouvelle découverte. Elle demandait à Adam des explications sur tout : le cinéma, la télévision, les nouvelles des journaux, la technologie, la société, la révolution, la femme et l'histoire. Loin de se montrer avare, notre ami déversait dans sa tête tout ce qu'il avait appris de la vie, des livres, de ses expériences politiques et de son exil. Il remarqua que lorsqu'elle était absorbée par ses découvertes ou qu'elle écoutait ses explications, une lueur étrange éclairait son regard, comme lorsqu'elle atteignait le sommet du plaisir. A ce propos, Adam nota cette pensée : «Elle ne se contente pas de ressentir et de découvrir les choses, elle fait l'amour avec elles. Si Dieu a créé l'homme de boue pétrie de volupté, il a créé Hajir de volupté pétrie de volupté... Elle est la volupté à l'état pur!»

Depuis sa rencontre avec la femme à la fiole, Adam constatait avec étonnement que l'image de la "prisonnière" était revenue hanter son imagination. Cette image avait imprégné toute notre jeunesse. Adam n'avait réussi à l'enterrer que lorsqu'il était tombé amoureux de Iman puis de Marlyne. Et moi, lorsque je m'étais jeté à corps perdu dans les plaisirs. Elle revint avec une violence telle qu'il vécut à nouveau dans tous ces détails cet événement qui avait changé le cours de notre existence et coupé une des artères qui reliait nos deux âmes :

C'était dans les années soixante. Adam et moi, âgés de neuf ans, travaillions dans une boutique proche des bâtiments de la Sûreté Générale. Tous les après-midi, à la sortie de l'école, nous allions vendre des vivres et des boissons aux prisonniers politiques. Evitant leurs regards, nous ne répondions pas à leurs questions. Car les gardiens, nos parents et le patron de la boutique nous avaient dit que c'étaient des criminels, des impies, qui ne cherchaient qu'à verser le sang, à détruire l'Etat, et à faire le péché avec leurs sœurs et avec leurs mères.

Un jour, on nous envoya à la salle des interrogatoires afin de livrer sa commande au brigadier Adil. Nous n'étions jamais entrés dans cette salle mais, en passant, nous avions plusieurs fois entendu des hurlements de douleur. Lorsque nous poussâmes la porte et entrâmes dans la salle obscure, une odeur de renfermé et de transpiration nous prit à la gorge. Le brigadier était assis sur une chaise en bois face à une table recouverte d'instruments de torture - bâton, tuyau en plastique, fils électriques, bouteilles, chaînes -, de quelques chiffons de papiers et de quelques stylos.

Appuyés contre le mur en attendant que le brigadier ait fini son repas, nous baissions les yeux pour ne pas voir la personne suspendue contre le mur opposé, dont nous avions entrevu la silhouette. La mastication bruyante du brigadier se mêlait à la respiration suffocante et irrégulière de cette personne. Adam me pinça et me chuchota à l'oreille de ne pas regarder. Cependant, nous ne pûmes résister à ce désir fatal de remonter à la source de ces gouttes de sang qui tombaient sur le sol. Lentement, avec circonspection, nous levâmes les yeux. Adam resserrait sa main sur la mienne, comme si nous nous apprêtions à voir un djinn. Nous vîmes d'abord deux pieds qui touchaient à peine la terre. Ils étaient nus. Leurs doigts tremblaient de temps à autre comme s'ils cherchaient à prendre appui sur le sol. Ils étaient fins et tendres comme ceux d'un petit garçon. Nos regards troublés et étonnés remontaient le long de ces jambes nues et blanches, sur lesquelles le sang avait dessiné des ruisseaux. A la hauteur des genoux nus, une jupe noire pendait, déchirée. Les lignes pleines des cuisses étaient visibles sous le tissu. C'était la première fois que nous voyions de vraies cuisses. Leur blancheur resplendissait à travers les déchirures de la jupe. Adam leva le regard avant moi. Le chemisier blanc parsemé de fleurs de toutes les couleurs était maculé de taches d'un rouge vif. A travers les trous, les seins jaillissaient. Un des mamelons était même visible. Les bras relevés laissaient voir les poils des aisselles. Le cou fragile était fléchi, la tête penchée sur une épaule. N'y tenant plus, nous dévorâmes des yeux son visage. Un visage que nous n'aurions jamais imaginé voir un jour.

C'était une jeune femme, dont les poignets blessés étaient enchaînés aux barreaux de la fenêtre, tout en haut du mur. Nous n'oublierons jamais ce visage ravissant dans sa souffrance. Ses yeux débordant de questions ambiguës. Gravé à jamais dans notre mémoire, son visage hantera le visage de toutes les femmes que nous connaîtrons. Au fond de ses yeux voilés par la terreur, il y avait un scintillement pur, presque tangible, comme le miroitement d'une source vierge à laquelle personne n'aurait jamais bu. Un frisson étrange nous parcourut comme si nous avions été lavés par ce regard envoûtant. Je ne devais revoir un tel visage et de tels yeux que vingt ans plus tard, lorsque je rencontrai Hajir.

Pendant trois jours, nous eûmes la fièvre. Sous divers prétextes, nous entrions dans la salle des interrogatoires pour contempler notre prisonnière. Nous restions plantés devant elle, médusés et tremblants, noyés dans un respect proche de l'adoration, et remplis d'une passion impudique. Comme devant une déesse primitive, messagère d'une fertilité éternelle. Le soir, cachés dans le jardin derrière la salle, nous observions ses mains liées, bien visibles à travers les barreaux de la fenêtre. Et nous écoutions avec terreur ses cris déchirants, entrecoupés par les jurons de ses bourreaux et rythmés par le mot "avoue".

Le soir du quatrième jour, nous les vîmes la pousser, les yeux bandés, dans un camion avec trois autres prisonniers. Nous entendîmes le brigadier chuchoter à l'oreille du patron de la boutique. Ils allaient les enterrer vivants dans une fosse près de Bagdad, comme tous les prisonniers dangereux qui refusaient de passer aux aveux.

Ce jour-là, le sanctuaire de nos convictions et de notre confiance en l'enseignement de nos parents et de l'Etat commença à se fissurer. Le doute et l'angoisse de la foi montaient à l'assaut de nos âmes comme un fleuve en crue. Sans pitié, il entamait tout ce que nous avions appris et tout ce que nous devions encore apprendre jusqu'au jour de notre départ.

Nous en tombâmes malades. Plusieurs jours après moi, Adam était encore alité, entre la vie et la mort. Nous nous débattions sous les crocs de la fièvre, du chagrin et du désespoir, déchiquetés par les cauchemars : la prisonnière, suspendue à demi-nue, nous appelait à grands cris. Un flot d'eau chaude jaillissait de ses yeux, nous inondant de réconfort et d'une volupté encore inconnue.

En un jour, notre vie bascula. Nous nous engageâmes dans des voies différentes pour atteindre le même but : la beauté absolue. Adam choisit la mort pour créer son paradis de rêve : il allait délivrer la prisonnière de ses chaînes, la revêtait d'une robe blanche et transparente. Elle devenait la houri avec laquelle il survolait des jardins ruisselant de vin, de lait et de miel. Quant à moi, ma passion douloureuse pour la prisonnière se mua en une étrange volupté de hurlements et de sang. Que de nuits je passai à me masturber sur son corps suspendu aux poignets par les barreaux de la fenêtre... Au fond de moi, je ne cherchais pas à jouir de sa souffrance, mais à partager son supplice, à parer les plaies de son agonie avec la volupté et la lascivité de la vie.

Pour Adam, la mort était un moyen de rencontrer sa houri dans son paradis. Il la chercha en Iman, la fille de Mossoul, puis en Marlyne, la Suissesse. Mais aussi dans la révolution, l'organisation, la cause et l'informatique. Quant à moi, je préférais lui conserver dans mon imagination un corps vivant pour partager avec elle l'érotisme de l' existence malgré les bourreaux et les murs de la salle de torture. Lorsqu'en pensée ou en actes, je m'enfonçais dans le corps des femmes, les dévorant d'un désir enflammé, je cherchais à entrer dans le monde éternel de ma prisonnière.

Aujourd'hui, lorsque je plonge mes yeux dans ceux d'Adam pendant qu'il me parle de la femme à la fiole, je ne vois plus la prisonnière, suspendue et agonisante, comme avant. Pour la première fois, je la vois libre de ses chaînes, exultant dans des jardins scintillants et des rivières de lumière. Depuis qu'il a rencontré Hajir, Adam est devenu un être vivant qui veut le rester, inspiré par les récits de sa houri sur ses ancêtres. Dans son sang flottent des mondes anciens, leurs contrées, leurs peuples, leur épanouissement et leur anéantissement.

Je ne saisis la force de ces récits et leur influence pénétrante et magique que lorsque je les vécus moi aussi, beaucoup plus tard. Je compris alors que tout en Hajir était surnaturel. Son expérience avec nos ancêtres en avait fait une femme exemplaire, consacrée à une volupté supérieure et habituée à révéler les désirs les plus secrets. En elle, les composantes s'unifiaient et les différences s'abolissaient. L'être s'élevait jusqu'à l'extrême limite de son ascension vers l'absolu : vers le beau, le merveilleux, l'éternel.

Adam éprouvait une facilité déconcertante à lui faire l'amour. Il n'était pas obligé de la caresser pour la préparer, comme avec les autres femmes. Elle était toujours prête, toujours chaude, toujours humide. Et, surtout, elle arrivait au sommet du plaisir exactement au bon moment. Jamais elle ne lui fit sentir la nécessité de refréner ses mouvements. Jamais il ne dut recourir à la raison pour attendre pendant de longues minutes qu'elle arrive à l'orgasme, comme c'était le cas avec les autres. Elle était, disait Adam, le plaisir, sans commencement ni fin.

Leur relation commença par des échanges purement sensuels. Il lui donnait sa faim séculaire et la flamme bleue de son désir. Elle lui donnait sa fertilité éternelle et son habileté de cinq mille ans à dispenser le plaisir. Au cours de leurs rencontres, Hajir se lançait dans des récits fabuleux sur ses ancêtres et Adam dans des explications enthousiastes sur les mutations de ce siècle et les utopies du futur. Ainsi, ils découvrirent un nouveau plaisir qui s'ajouta au frémissement de leurs corps : le plaisir de l'esprit. Pour Adam, il consistait à pénétrer dans le passé par le biais de récits sans fin. Pour Hajir, à ouvrir les portes sur un avenir sculpté dans la poésie. Adam engloutissait les récits de Hajir sur le passé. Son imagination s'enfonçait profondément dans les cavernes des mots où son corps se glissait à tâtons. Il se voyait, comme dans un miroir, suivre la trace de ses ancêtres. Quant à Hajir, elle buvait ses récits sur l'ère de l'informatique, l'évolution du monde, la technologie et la conquête de l'espace. Elle se noyait dans les rêves d'Adam sur la "justice, l'égalité entre les hommes et les femmes, l'abolition des frontières et l'unification des peuples dans un Etat unique et démocratique, dirigé par un comité des Nations Unies".

Ces jours-là, je remarquais que le visage d'Adam rayonnait de santé. C'était lui maintenant qui m'appelait ironiquement "le vieux". Il venait me trouver dans ma chambre pendant la journée. Souvent, c'est lui qui me réveillait. Tout en farfouillant dans mes dessins, il m'interrogeait sur mes aventures de la nuit.

Car, depuis sept ans, depuis que nous avions décidé de suivre chacun notre chemin, je menais une vie anarchique totalement différente de la sienne. Je me levais vers deux heures de l'après-midi, et me mettais à peindre tout en sirotant mon thé, en préparant mon déjeuner, et en écoutant les nouvelles. Le soir, je me glissais au "Chat noir", à Carouge, où je commençais à boire un verre de rouge après l'autre. Puis j'errais de bar en dancing jusqu'à l'aube. Alors je revenais chez moi avec ma proie de la nuit. En buvant mon premier verre, je ne désirais rien moins qu'une jument fougueuse pour la dompter dans mon lit. Mais au fil des verres, je rabaissais peu à peu mes exigences jusqu'à accepter - lorsque la nuit se faisait avare - une femme beaucoup plus âgée que moi. Il m'arrivait même parfois de fermer les yeux et de prendre une maigre, sèche et décharnée, ou une grosse bouffie impraticable. J'atténuais mon dégoût par un sentiment de bonne conscience, en me disant que j'avais fait plaisir à une femme. L'important était de ne pas revenir seul au lit. Je n'avais que l'amour et la peinture dans la vie. Et, dans un cas comme dans l'autre, la femme était mon but et mon sujet. J'étais un pêcheur et la nuit ma rivière. Je ne me fatiguais et ne m'ennuyais jamais. Dans la patience du pêcheur résidait ma force. Je jetais ma ligne dans la rivière de la nuit encore et encore, sans me lasser, jusqu'à l'aurore. Parfois, je sortais une boîte rouillée, parfois une grenouille, parfois une branche, parfois un poisson crevé. Jusqu'à ce qu'émerge cette carpe affolée qui allait se débattre entre mes mains en attendant que je la rôtisse et qu'elle me rôtisse sur les braises de notre plaisir jusqu'au matin.

Le lendemain, lorsque je me retrouvais face à ma toile, je la peignais aux couleurs des souvenirs que la femme de la veille avait laissés sur les circonvolutions de mon âme. Chaque femme laissait ses couleurs et ses lignes sur mon tableau. Si elle avait été généreuse, fiévreuse, magnifique dans l'affrontement des corps, - c'était la minorité -, mon pinceau glissait, lumineux et apaisé, sur la toile. Il y dessinait des lignes ondoyantes et dansantes, entourées d'eau, de lumière, de ciels, de champs et de lointains horizons. Si elle avait été retenue et froide, comme une cheminée sans bois ; si elle était restée sagement couchée à mes côtés comme une poupée gonflable, craignant de gémir et de s'abandonner, - c'était la majorité -, alors, le lendemain, mon pinceau se démenait rageusement, frappant au hasard, et vidant sur la toile des couleurs corsées et violentes, des lignes aiguës qui se hérissaient et se brisaient en nuages et en tempêtes, en incendies et en yeux larmoyants, en trous noirs dans un univers de ténèbres.

Lorsqu'ils se rencontraient, Hajir arrachait Adam à la réalité pour le jeter au fond d'un de ses mondes oubliés. A chaque occasion la mémoire de l'histoire était présente. S'ils allaient voir un film historique, elle fondait en larmes et lui expliquait que son ancêtre un tel avait vécu les mêmes événements dans un cachot souterrain, après la conquête de Babylone par Alexandre le Grand. S'ils s'asseyaient dans un café, elle éclatait d'un rire impudique qui attirait l'attention des clients. Puis elle confiait à Adam que les regards pensifs dont il enveloppait son verre lui rappelait un autre de ses ancêtres, poète libertin attaché au palais du calife.

Un jour, Adam se promenait avec elle dans une forêt qui surplombe le lac Léman à la hauteur de Montreux. Un soleil automnal se couchait derrière les Alpes immergées dans le lac. Lorsqu'il eut disparu, une lueur cuivrée apparut, qui donna aux arbres nus l'aspect de stèles funéraires dans un cimetière de légendes. Hajir portait une robe blanche transparente. Dans ce décor, elle semblait un ange. Elle marchait devant lui comme une jument farouche, la tête relevée, dans un balancement qui faisait sauter ses mèches rougies par le henné sur ses fesses tremblantes.

Lorsqu'il me raconta l'événement, Adam était très ému et les larmes du désarroi brillaient dans ses yeux, comme dans ceux d'un enfant qui raconte un film effrayant. S'étouffant dans ses mots, il me disait avec quel étonnement il regardait la taille de Hajir vaciller dans cette forêt tandis qu'il respirait un air familier, une saveur ancienne, comme s'il était déjà passé par là. Jamais il n'avait vu Hajir si trouble, si vaporeuse, comme dans un rêve. Il se sentait sortir de la réalité ordinaire. Hajir marmonnait, perplexe, tout en fouillant la forêt du regard, comme si elle cherchait à se remémorer quelque chose. Soudain, elle poussa un cri de surprise et se figea sur place. Seule sa tête voltigeait puis se tournait vers le ciel comme pour implorer secours. S'approchant d'elle, Adam plongea ses yeux dans les siens, cherchant à y voir ce qu'elle avait découvert. Quel ne fut pas son étonnement ! Jamais, dans sa vie, il n'avait vu des yeux si grands, si immensément beaux qu'ils en devenaient presque laids. Une scène s'y déroulait, où la fertilité et la passion se mêlaient à la colère et à la destruction. Il la voyait en relief comme à travers deux fenêtres embuées.

La forêt touffue grouillait de bergers couverts de sang. Leurs cris déchirants étaient étouffés par le fracas des rochers qui dévalaient la pente. A l'extrémité de cette scène, sous un abri rocheux, Hajir couchait avec un homme au pied coupé, qui ressemblait à Adam. Il faisait l'amour et la mort sur son corps.

Adam ignorait combien de temps tout cela avait duré. Il lui semblait qu'il avait perdu conscience et s'était enfoncé profondément dans les yeux de Hajir. Il me jura qu'il n'avait jamais vécu un jour comme celui qu'il avait passé dans les yeux de sa houri. Ses doigts, ses lèvres et son souffle s'étaient perdus dans les plis de sa chair qui distillait une odeur d'enfance et d'indécence. Tout en s'enfonçant en elle, il pénétrait toujours plus loin dans le monde de ses yeux, tandis que sa langue léchait les larmes de sa mémoire. Au moment où un frémissement dément les submergea, le silence de la forêt fut déchiré par un roulement de tonnerre et par un râle, suivi d'un bruit de branches cassées. Puis quelque chose dégringola des hauteurs et s'abattit sur leurs torses nus, chauds et mouvants. Lorsqu'ils se détachèrent l'un de l'autre, sous le choc, leur effroi avait encore un goût de volupté. Une serpente, marbrée de blessures, se débattait dans la boue et les feuilles mortes, luttant contre la mort qui s'était glissée en elle avec l'éclat d'un rocher.

Je ne devais percer le mystère de cet événement que plusieurs mois plus tard, lorsque je le vécus moi-même avec Hajir dans tous ses détails. Cette forêt fut le cimetière d'une tribu helvétique dans laquelle un de nos ancêtres s'était réfugié il y a deux mille ans.

Je dois vous faire un aveu : à force d'écouter les récits d'Adam et de constater les changements qui s'opéraient en lui, je me laissais peu à peu entraîner dans les ramifications de son aventure. Il me venait un désir effréné de partager avec lui sa houri. Lorsque ma raison s'endormait, laissant le champ libre à mes désirs secrets, l'image de Hajir se faufilait dans mon imagination. Elle prenait l'apparence de la prisonnière pour se prostituer dans mes rêves. Je la faisais surgir du corps de mes proies nocturnes, pour me livrer avec elle à toutes les débauches. Je m'en étais forgé une image complète, qui n'était pas très éloignée de la réalité, comme je pus le constater lorsque je la rencontrai. Je disparaissais avec elle dans les forêts de joncs et dans l'enchevêtrement de ces marais que je n'avais jamais vus de mes yeux, mais que je connaissais par les récits du père d'Adam.

Nous avions passé des nuits et des nuits assis à côté de lui, à écouter ses récits sur les tribus des marais, sur leurs guerres, leurs cheiks, leur vie au milieu des buffles, des serpents, des oiseaux et des sangliers. Hajir avait parlé de la vie de ce père dont elle avait révélé tous les secrets. Elle l'avait connu jeune homme, lorsqu'un tendre duvet recouvrait ses joues. A la suite d'une déconvenue amoureuse avec une fille de son village, il avait volé la fiole de son père et, quittant les marais, il avait rejoint les premiers bataillons de l'armée[22]. Hajir fut la compagne de toutes les étapes de sa vie, dont la plus grande partie fut consacrée à réprimer les soulèvements des diverses tribus du pays : les insurrections kurdes entre les montagnes de rochers et de neige; les invasions des tribus bédouines venant du désert de Syrie et du Nadjd ; les luttes internes entre les tribus du Sud et des marais; leurs soulèvements contre les cheiks et le système féodal.

Ce qui nous étonnait le plus, c'était cette manière qu'elle avait de raconter les guerres et la violence comme des événements ordinaires. Certes, elle était triste lorsqu'elle parlait de la mort de ses amants, mais elle ne s'émouvait jamais des guerres, des inondations ou des pestes qui emportaient des populations entières. Nous en comprîmes bientôt la raison : en cinq mille ans, elle avait vécu, en fait de guerres et de cataclysmes, ce qu'aucun homme d'aucun autre pays n'aurait pu vivre durant la même période. Grâce à elle, nous apprîmes que nous étions les descendants de peuples qui ne se reproduisaient pas seulement par le sang, mais qui construisaient des civilisations florissantes, diffusaient des religions et des philosophies humanistes et pacifiques en les pétrissant dans le sang. Elle nous dit que nos ancêtres se moquaient du nom qu'on avait donné à leur pays : le croissant fertile. Ils pensaient qu'il méritait plutôt de s'appeler "le sabre fertile ", car il n'était que guerres : guerres contre les inondations, contre les pestes dévastatrices, contre les invasions étrangères. Sans compter les petites guerres que se font les gens pour les futilités de la vie quotidienne.

Alors seulement, Adam découvrit le secret de cet étrange incident qui se produisit lorsque son père était à l'agonie. Ce jour-là, je m'en souviens, nous reçûmes la visite d'un homme qui ressemblait beaucoup au père d'Adam. Personne, dans la famille, ne le connaissait. Pas même la mère d'Adam. Il prétendait qu'il était un vieil ami de la même origine que le père, qu'ils avaient quitté les marais ensemble, fait les mêmes guerres, partagé les mêmes expériences. Cependant, jamais nous n'avions entendu parler de lui. Peut-être le père avait-il une bonne raison de ne pas le mentionner lorsqu'il évoquait son passé. C'était un vieillard de plus de soixante-dix ans dont les mains et le visage brûlé par le soleil portaient les traces de blessures anciennes. Il arborait l'habit traditionnel du Sud : un agal[23] arabe sur un keffieh à carreaux, une veste jetée sur sa tunique couleur café, une chemise blanche sans col. Il tenait dans sa main un chapelet aux perles noires brillantes, presque vertes, qui s'entrechoquaient joliment. Lorsqu'il s'approcha du lit, le père lui adressa un pâle sourire comme pour apprivoiser la mort. Le vieillard se pencha et l'entoura de ses bras. Ils pleurèrent doucement tout en se chuchotant des paroles inaudibles. Aujourd'hui, dix ans après cet événement, je comprends qu'ils prononcèrent le mot «fiole». Le père fit entendre un merci sonore, amical et reconnaissant. Alors, se tournant vers nous, le vieillard ordonna à ma mère et à ma sœur d'apporter une marmite d'eau chaude, une cuvette, un pot rempli de jus de réglisse, deux verres, quelques gâteaux et quelques dattes. Lorsqu'elles eurent posé tout cela sur le sol, près du lit, il nous demanda de sortir le coffre où le père rangeait ses vieilles affaires. Puis il nous ordonna de les laisser seuls et de fermer la porte. Nous ne posâmes aucune question. Nous étions subjugués par sa présence mystérieuse, par sa ressemblance avec le père, par cet amour étrange qui semblait les unir, par l'assurance avec laquelle il nous donnait des ordres. Quelques minutes après, il sortit aussi de la chambre et ferma la porte à clef. Il passa toute la journée avec nous, allongé sur le canapé, sirotant son thé en silence. Le regard vague, absorbé à compter les perles de son chapelet, il marmonnait indéfiniment les attributs de Dieu. Après la prière de midi, il nous regarda fixement comme s'il nous pénétrait du regard. On aurait dit qu'il lisait nos pensées angoissées et tapotait nos cœurs affligés. Des courants de torpeur commençaient à nous parcourir. Nous regardant les uns les autres, nous nous vîmes couler sur le sol comme si nous avions été changés en eau : les murs fondaient comme neige au soleil, dévoilant un monde immense, sans limites et sans horizon. Nous flottions à la surface d'un univers aqueux, tandis que le vieillard s'élevait et se dissolvait dans les hauteurs. Des milliers de particules composaient au-dessus de notre monde un ciel fabuleux, parsemé de nuages et d'étoiles. Dans chaque partie du ciel, les yeux du vieillard nous regardaient. Nous continuions de fondre. Nos particules se dispersaient au fil des vagues. Nous nous apercevions dans chaque goutte d'eau tandis que les perles du chapelet s'entrechoquaient dans un formidable roulement qui devint le son même de l'existence.

Lorsque nous reprîmes conscience, le vieillard avait disparu. Les sombres particules de la nuit s'étaient répandues dans la maison. Nous nous approchâmes de la chambre. Lorsque nous ouvrîmes la porte, une odeur pénétrante s'en exhala : une odeur de sexe, d'encens, de dattes et de jus de réglisse. Le père avait les yeux fermés. Drapé dans une couverture blanche, il reposait sur son lit fraîchement refait. Nous le vîmes ouvrir les yeux, comme emporté par un rêve heureux, et esquisser un sourire plein de gratitude et d'amour. La chaleur de la vie vibrait dans son corps et dans son visage. Comme le fleuve qui recouvre sa pureté après avoir rejeté sa boue et ses noyés au fond de la mer. Il restait encore un peu de jus de réglisse dans le pot et les deux verres. Les gâteaux et les dattes avaient disparu. Qui avait allumé le bâton d'encens ? Qui avait refait le lit et aidé le père à se laver dans la cuvette ? Qui était ce vieillard ? Comment était-il sorti lorsque nous étions tous évanouis ?

A ces questions, nous ne pûmes répondre que dix ans après, ici, à Genève, lorsque nous rencontrâmes Hajir. C'est alors que je me rappelai le récit du père sur les miracles de l'Imam Ali et sur la manière dont il exauçait les vœux de ceux qui imploraient son aide. Il disait que l'Imam avait volé au secours du prophète Jonas dans le ventre de la baleine, de Joseph au fond du puits et de Marie lorsqu'elle enfantait Jésus. Il avait même secouru sa propre mère, avant qu'elle se marie et qu'elle le conçoive, en l'arrachant aux griffes d'un lion. Car il était de toute éternité. Il arriva plusieurs fois, lorsque le père était malade, qu'il se réveille de son rêve, couvert de sueur, nous annonçant qu'il allait guérir, car l'Imam Ali venait de lui rendre visite. Il avait, nous disait-il, un visage brun et lumineux. La tête ceinte d'un turban noir, enveloppé dans une cape blanche, il chevauchait un étalon cendré, armé de son sabre Thoulfïqâr. «Mon fils, lui disait-il d'une voix fracassante, pour l'amour de tes enfants, je te prescris la guérison.» Et le père guérissait.

Mais, ce soir-là, il était mort sans un mot. Il s'était contenté de fermer et d'ouvrir les yeux de temps en temps, tout à son rêve de bonheur. A tour de rôle, nous l'embrassâmes, cherchant à percer le mystère de ces lignes riantes qui se dessinaient sur son visage, comme s'il partait à l'une de ses anciennes guerres.


 

 

CHAPITRE QUATRE

Les ancêtres et

 les maîtres de la Fiole

 

Savez-vous que j'aimais parfois me représenter Adam comme un antique palais, dont le vent du temps aurait éliminé le lustre et arraché les atours... Mais la femme à la fiole, par la magie de son art, lui avait rendu sa gloire d'autrefois. Elle avait soufflé l'esprit dans ses lombes et mis en lumière tous ses secrets.

Par un soir de printemps froid, Adam me rendit visite dans ma chambre, aux Eaux-Vives. Assis dans la pénombre transpercée par les chants des montagnes de l'Atlas, nous fumions du haschich marocain en sirotant du vin blanc. Voici qu'Adam me revenait, après une demi-brouille de presque sept ans pendant lesquels nous nous rencontrions de loin en loin pour échanger plus de silences que de paroles. C'était toujours moi qui parlais des dernières nouvelles du pays et de la guerre. Je lui montrais des tracts et lui rapportais les dernières plaisanteries obscènes. Tout à la fin, je lui racontais mes aventures nocturnes et lui parlais de mes tableaux. Devant ce flot de paroles, il ne manifestait rien, se contentant de hocher la tête en marmonnant quelques mots. Puis, tirant de sa poche crayon et papier, il m'expliquait ce qu'il avait appris de nouveau en informatique et m'en vantait les innombrables champs d'application.

Adam n'avait donc changé que dans sa manière de s'exprimer. Il était toujours ce prophète qui combattait sa peur de l'apocalypse en se réfugiant dans un paradis qu'il se créait lui-même et auquel il croyait, travaillant jour et nuit à se calfeutrer dans son confort soyeux. Aujourd'hui, son paradis était l'informatique. Elle était l'instrument qui allait transformer et sauver le monde. Je remarquai que plus les nouvelles de la guerre et de ses atrocités s'intensifiaient, plus il se courbait devant son ordinateur et plus il se repliait entre ses quatre murs. Lorsque je lui rendais visite, je le trouvais pâle et désemparé, signe que les cauchemars avaient tourmenté son sommeil. Quant à moi, au contraire, plus les calamités s'accumulaient, plus je me défonçais, fumant et buvant, cherchant le salut, le bien-être et l'oubli dans les yeux des gens et les bras des femmes. Je trouvais dans les plis de leurs corps un tendre refuge.

Adam était donc assis dans ma chambre. De temps à autre, nous brisions le silence par quelques mots peu enthousiastes, juste pour la politesse. Car nous étions tous deux absorbés par une seule pensée secrète qui avait pour nom «la femme à la fiole». Au moment même où je décidai d'aborder le sujet, Adam me lança un regard dont le sens m'échappa. Un regard qui me rappelait un certain jour, juste après que le train du temps nous eut conduits à Genève, il y avait sept ans. Nous venions d'empocher notre permis de séjour. Nous marchions sur un pont qui surplombe la jonction des deux fleuves, le Rhône et l'Arve. Adam s'absorba dans la contemplation de la ligne de leur union. «Regarde, mon cher, me dit-il, regarde comme chaque cours d'eau perd sa couleur en se jetant dans l'autre, pour ne former qu'un seul fleuve d'une couleur uniforme. Je ne crois pas que l'un de nous soit disposé à se jeter dans l'autre et à se perdre en lui. Alors séparons-nous, mon ami. Avec les papiers d'asile que voilà, à travers les rues de cette ville, que chacun trace son propre cours.»

Tout tranquillement, Adam glissa la main dans son sac noir. Posant la fiole sur ses genoux, il se mit à tourner le bouchon. Son visage prit l'expression d'une vieille sage-femme qui tire un nouveau-né du ventre de sa mère. Son attitude me paraissait étrangement familière et naturelle. J'avais l'impression de me voir dans un miroir. Or je détestais plus que tout l'idée de lui ressembler. Certes, j’avais partagé sa vie dans les moindres détails. Mais j'avais toujours été différent. Même nos expériences communes nous avaient influencés différemment.

Lorsque nous étions à l'école, les choses que nous apprenions étaient chargées de peur, de menaces et de gifles cuisantes. Abbas, le professeur d'histoire et de religion, choisissait toujours un élève parmi les nouveaux. Il lui ordonnait de se tenir debout devant nous pour servir de tableau à ses explications sur le déroulement des batailles. Sa main tremblante glissait sur son corps: l'armée des infidèles descendait de la tête tandis que l'armée musulmane montait de la cuisse pour s'affronter en un combat décisif dans le bas ventre. Ce même professeur demandait aux élèves indisciplinés de se gifler vigoureusement l'un l'autre. A ceux qui refusaient, il administrait lui-même un châtiment encore plus cuisant. Résultat : Adam devint pacifique et je devins violent. Combien de fois n'ai-je pas sauvé Adam des griffes d'une bande de bagarreurs ? Car, moi aussi, j'étais un bagarreur. Lorsque je ne trouvais personne avec qui me battre, j'attaquais un faible pour tromper mon ennui. Depuis tout petit, je savais qu'il fallait choisir : ou être pacifique, faible et méprisé, ou impitoyable, fort et querelleur.

Adam souleva le bouchon avec une dextérité quelque peu théâtrale. Un léger brouillard s'échappa de la fiole, exhalant un parfum oriental et une odeur humaine. En quelques instants ce brouillard prit la forme d'un être mystérieux tandis qu'une voix féminine faisait entendre un chuchotement qui tenait du bourdonnement de l'insecte et du marmonnement de l'enfant qui s'endort, du sifflement du serpent et du soupir de la jeune fille.

Jamais mes yeux n'avaient vu avec autant de clarté et de précision. Dans cette chambre obscure enfumée par les gaz d'échappement et le haschich marocain, où flottaient des relents d'épices orientales et de vin suisse, Hajir surgit, telle une fée d'une légendaire beauté. Depuis longtemps, j'avais construit son image à partir des souvenirs de cette prisonnière qui n'avait cessé de me hanter pendant mes nuits de fièvre. Maintenant, je comprenais le mystère de cet effroi que les croyants éprouvent à l'égard de l'enfer. En vérité, ils n'ont pas seulement peur des flammes, mais se désespèrent à l'idée d'être éternellement privés de la volupté de telles houris. Si je pouvais coucher avec l'une d'elles, je ne sortirais jamais de son corps. Délaissant tous les autres délices du paradis - les ruisseaux de miel, de vin et de lait, les somptueux palais, les riches festins - je m'enfoncerais dans les profondeurs de ma houri, passant l'éternité dans un frémissement sans fin.

Lorsqu'elle m'aperçut, la pudeur envahit son visage et son corps. Comme des flots de lave en ébullition, les petites mèches de ses cheveux teints au henné ruisselaient sur ses seins. Elle laissa retomber ses cils sur ses yeux et fit couler ses mains sous son nombril. Puis elle inclina la tête avec le naturel d'une femme si familière de sa propre beauté qu'elle en arrive à l'oublier.

Elle se tourna vers Adam. Il lui tendit ses lèvres en hochant la tête silencieusement. Obéissant spontanément à son ordre, elle enfila la robe transparente qu'il tira de son sac. Elle se tenait debout, altière et humble. Sa robe blanche mouchetée renvoyait la couleur des voitures qui filaient dans la nuit et les lumières du cinéma d'en face. Comme une déesse babylonienne que l'histoire aurait rejetée dans une ère de lumières, de fumées et de villes encombrées.

Il lui fit signe de s'asseoir entre nous deux, sur le traversin. Elle s'assit en tailleur à la manière d'une princesse arabe, le dos appuyé contre la fenêtre. Ses cheveux flamboyaient de reflets rouges, verts et argent. Tout en lui tendant un joint et un verre, Adam lui chuchota : «Raconte-nous !»

Elle but quelques gorgées et tira quelques bouffées. Puis, levant ses cils, elle laissa le flot de son regard envahir tout l'espace de la chambre. Ses doigts dessinaient un tableau insolite dans les volutes de fumée ascendantes. Sa langue se mouvait dans sa bouche comme un maestro dirigeant la symphonie de ses mots. Sa voix était un mélange harmonieux de plusieurs mélodies différentes : celles qu'on entend dans les sanctuaires, les bordels, les palais des princes et les cabanes de bergers. Elle parla et parla jusqu'aux dernières heures de la nuit. Les lumières et les bruits de la rue avaient faibli. Un petit vent s'infiltrait dans la chambre, apportant avec lui les odeurs de l'aube mouillée par les eaux toutes proches du Léman.

Je ne sais pas comment cela arriva. J'étais comme ce noyé qui, après avoir passé sa vie à lutter contre l'asphyxie et la mort, refait brusquement surface près du rivage d'une île perdue. C'est ainsi que je me retrouvai, seul dans la chambre, flottant sur le corps de Hajir. Où Adam avait-il disparu ? Je ne sais pas.

Elle était étendue, nue. Agenouillé à côté d'elle, je dessinais un tableau sur la surface de son corps. Mes pouces coulaient lentement et précautionneusement sur ses traits en commençant par le front, les sourcils, les yeux, le nez, les lèvres, le menton. Puis ils descendaient sur le cou et les épaules. Lorsque je finis de dessiner les bras et les doigts, je remontai sur les seins, les hachurant jusqu'à faire enfler leur mamelon. Enfin, je lui mis une dernière touche de couleur avec mes lèvres, faisant ressortir l'ombre de son nombril, de son pubis et de ses cuisses jusqu'à ses doigts de pieds.

Ses mensurations correspondaient exactement à celles de mes rêves. Sa peau n'était ni brune ni blanche, mais de la couleur du pain chaud. Elle n'était pas mince au point de suggérer l'avarice, la sécheresse ou la misère, ni grasse au point de suggérer la voracité, la gloutonnerie et les excès. Elle était dans le juste milieu, comme si celui qui l'avait créée l'avait coulée dans le moule de ses plus belles créatures. Ses seins étaient comme deux grosses grenades, ornés de deux mamelons dilatés et frais, couleur de thé. Sa taille était fine. Ses fesses plantureuses et opulentes comme une poire ouverte.

Lorsque mes doigts les palpèrent, elles furent secouées de vaguelettes, comme la surface d'un lac effleuré par la brise.

Cette beauté me rappela une conversation que j'avais eue avec Adam le jour où il avait rencontré Hajir pour la première fois. Il me dit qu'une idée avait brusquement surgit dans sa tête : où réside le divin en l'homme ? Toute sa vie, il avait cherché au fond des gens cette magnificence sacrée. Il avait essayé de passer par-dessus les lignes de l'âge gravées dans leurs visages, par-dessus leurs traits désespérés, laids, durs, arrogants ou vulgaires. Il avait aussi essayé de dépasser le mythe de l'être supérieur et inférieur. Perçant l'écorce du corps, il fouillait les cœurs, à la recherche de ce qui est éternel, de cet atome de lumière, de ce pur esprit autour duquel le corps enroule ses viscères éphémères et ses membres périssables et fragiles. Il tentait de dépouiller l'existence de son absurdité et la mort de son horreur. Cette âme éternelle, il se la représentait comme un mannequin : se dissimulant de temps en temps derrière le rideau de la mort pour enlever un corps usé, elle en remettait un neuf qu'elle présentait pendant la cérémonie de la vie un certain nombre d'années, avant de repartir se cacher derrière le rideau de la tombe dans l'attente d'un autre corps.

J'avais devant les yeux ce mannequin dont il me parlait. Cependant, la femme à la fiole avait ceci d'original qu'elle ne changeait pas son vêtement charnel mais le remettait à chaque fois qu'elle ressortait de la fiole. Son âme et son corps étaient éternels. Elle le régénérait et le revêtait depuis cinq mille ans. En se cachant dans la fiole, elle reposait son âme et lavait son corps dans l'onde de la jeunesse éternelle. Chaque fois qu'elle retournait dans la fiole, elle mourait. Chaque fois qu'elle en ressortait, elle naissait. Pour elle, la mort n'était pas une fin, comme la naissance n'était pas un commencement. Ce n'étaient que deux points dans un cycle éternel où l'ancien disparaît au profit du nouveau et où l'âme vit en harmonie parfaite avec le corps.

Je m'allongeai sur elle, lui embrassai les yeux, étreignis ses seins et les tétai. Le lait d'une amante est plus délicieux que celui d'une mère. Il a un goût de tendresse et de luxure. Je laissai couler mes doigts dans une mine humide et chaude. Plus la brûlure du désir se propageait en moi, plus les images de ses récits s'emparaient de mon imagination. Tandis que ses dents mordaient mes lèvres et que ses mains faisaient ployer ma chair, mon esprit glissait peu à peu dans des dédales ascendants. Son souffle sauvage se mua en signes sonores qui résumaient l'histoire de milliers d'années en quelques instants d'éternelle volupté. Plus nos corps tremblaient, plus je me faisais lourd. Une force mystérieuse m'attirait vers les profondeurs d'un abîme. Un abîme ésotérique et cosmique. Comme si, devenu liquide, j'étais aspiré dans un gouffre spatial dont le corps de la femme à la fiole était l'épicentre. Comme la durée d'un rêve résume des milliers d'événements et d'images... Comme la vie d'un microbe ne dépasse pas quelques instants, mais lui paraît peut-être plus longue et plus riche que celle d'un homme... voilà comment je vécus la vie d'un de mes ancêtres ; dans un temps où chaque année valait une inspiration et un soupir de Hajir:

J'étais un enfant, couché à côté de ma sœur parmi des hardes puantes au fond d'une vieille charrette en bois qui se balançait au rythme de la croupe du mulet qui la tirait. Deux chiens-loups la précédaient de quelques mètres, reniflant la poussière des chemins impraticables sur les traces des fugitifs. De temps à autre, ils extrayaient de quelque anfractuosité une chose invisible, qu'ils se disputaient sauvagement avant de la déchiqueter.

Je n'étais encore qu'un enfant lorsque les premières questions, semblables à des gouttes d'eau, commencèrent à s'infiltrer au travers de la voûte de mon cerveau : «Qui sommes-nous ? Qui sont ces fugitifs ? Pourquoi mon père et ma mère les poursuivent-ils depuis des années ?» Je parvenais à arracher quelques bribes de réponse à ma mère lorsqu'elle me grattait la tête pour y traquer la vermine : «Notre grand Empereur, le père de notre peuple, le fécondateur de notre déesse Mère, a ordonné à ton père de se lancer à la poursuite des fugitifs et de retrouver leur trace. Ton père a juré devant notre roi, notre déesse et nos prêtres, qu'il serait privé de leur bénédiction fertilisante et exclu de leur lignage s'il n'accomplissait pas sa mission jusqu'au bout.»

Parfois, les hasards de nos déplacements nous obligeaient à passer la nuit dans un village que la peste ou le déluge avait vidé de ses habitants, ou dans une ville saccagée par des tribus prédatrices. Pour atténuer la désolation de l'endroit et chasser l'effroi qui nous gagnait, mon père nous faisait asseoir autour de lui, après la prière de l'obscurité. Il nous parlait de ces fugitifs dont personne ne connaissait le nombre, le caractère ni même la religion. Quant à leur chef... c'était un homme qui surpassait toute description. En disant cela, la voix de mon père tremblait mystérieusement. C'était, disait-il, un homme dominateur, craint de ses fils et de ses partisans. Seul le père de notre peuple, notre grand Empereur, le fécondateur de notre déesse, l'égalait en grandeur et en puissance. Le chef des fugitifs adorait les armes et les femmes. Il avait engendré autant de fils qu'il avait fait de victimes pendant ses guerres. Il n'avait jamais regardé une vierge sans qu'il ne fût le premier à la féconder, ni foulé un champ de bataille sans que son sabre n'y fasse gicler les premières gouttes de sang. Sa taille gigantesque égalait celle des arbres les plus hauts. Sa peau était brune comme la terre. Ses yeux étaient deux puits sans fond. Quant à sa voix, elle semblait monter de nos propres entrailles.

Pendant que mon père parlait, je frissonnais, les yeux fixés sur le visage de ma mère et de ma sœur, cherchant des réponses à mes questions informulables. Je refoulais des larmes brûlantes, serrant dans ma main une canne de roseau avec laquelle je dessinais dans la boue un visage semblable à celui que mon père décrivait. A la lumière tremblante du feu, ce visage prenait une teinte pourpre et ses traits s'animaient comme si la vie lui avait été insufflée.

Ainsi, les années passaient, les récits de mon père se succédaient, et les chiens haletaient à la poursuite des fugitifs et des choses invisibles. Dans mon imagination, l'image du chef des fugitifs grandissait lentement et secrètement.

Certes je continuais, comme mes parents, à prier avec humilité et le cœur empli de crainte devant les idoles de notre roi et de notre déesse. Mais l'image du chef des fugitifs commença à occuper une zone reculée de mon esprit. A plusieurs reprises, je constatai avec une honte mêlée deffroi que lorsque je regardais le visage de notre roi, il m'arrivait de voir ses traits se muer progressivement en ceux du chef des fugitifs.

Un jour, nous nous étions éloignés, ma sœur et moi, loin de nos parents. Nous jouions sur les bords du Tigre avec le limon rouge, modelant des figurines animales et humaines. C'est alors que nous nous surprîmes en train de confectionner la statue, longue d'une coudée, d'un homme majestueux. Lorsqu'il nous apparut clairement, nous poussâmes un cri de stupeur : «C'est lui... c'est lui... !»

C'était bel et bien le chef des fugitifs.

Depuis ce jour, nous inventâmes mille excuses pour nous éclipser loin des regards de nos parents. Après avoir déterré la petite idole du chef des fugitifs, nous priions humblement devant lui, lui chantions notre soumission absolue et notre conviction qu'il allait nous sauver du désarroi dans lequel nous nous trouvions. Puis nous confectionnâmes une statue de notre déesse-mère pour parachever notre prière, et pour que l'harmonie de la fertilité et de l'éternité résonne dans nos cantiques.

La charrette de la vie fendait les terres et les années. Elle nous entraînait vers l'âge d'homme, et nos parents vers la vieillesse. Lorsque des chiens mouraient, leurs petits les remplaçaient. Ils continuaient à renifler la terre des chemins et à se rouler sur des choses invisibles. Des mulets vieillissaient et crevaient. D'autres prenaient la relève,  suivant inlassablement les chiens sur les chemins.

Chaque année, j'entendais mon père faire le même vœu : que nous puissions, d'ici à l'année prochaine, retrouver la trace des fugitifs, retourner à Ninive[24], notre capitale, revoir nos parents et leur raconter les péripéties de notre long exil, construire, avec les dons de l'Empereur, une maison bien chauffée, bénie par un œuf de serpent et protégée du mauvais œil par la tête d'un mouflon.

Par un après-midi torride, mon père s'obstina à poursuivre la route, refusant de s'arrêter à l'ombre des citronniers qui bordaient le fleuve. Peu avant le coucher du soleil, nous vîmes étinceler les ruines d'une ville qui semblait avoir jailli d'entre les plateaux dénudés. C'étaient les ruines de palais dévastés, que les siècles avaient dépouillés de leurs façades, de leurs parures et de leurs chairs humaines. Il n'en restait plus que des colonnes dressées, des pierres disséminées et des sculptures de taureaux ailés à têtes humaines. Une odeur de putréfaction s'en exhalait, qui, portée par le souffle du vent, murmurait l'histoire de peuples éphémères.

La charrette s'arrêta près de la statue gigantesque d'un lion forniquant avec une femme. Ma mère nous dit que c'étaient les restes d'une ville habitée jadis par nos ancêtres. Elle fut ravagée par la peste, les inondations et les armées ennemies. Puis la déesse acheva de la détruire car ses habitants étaient insolents et dépravés. Ils avaient attenté à la pudeur de la déesse et à la sainteté des ancêtres.

Mon père nous laissa et disparut entre les ruines, après avoir murmuré quelques paroles à ma mère qui devint toute triste. Dans la blancheur du crépuscule, mon père réapparut, accompagné d'un vieillard qui lui ressemblait et d'une jeune fille qui ressemblait beaucoup à ma sœur. Elle avait serré ses affaires dans un grand baluchon qu'elle portait dans son dos.

Puis tout s'enchaîna à une vitesse époustouflante. Le soir même, on me maria à la fille du vieillard, selon les rites et sous la bonne garde des idoles de notre roi et de notre déesse. Ma sœur fut emmenée par le vieillard, tandis que coulaient les larmes des adieux et que montaient les sanglots des prières et des supplications. Sa charrette les attendait, de l'autre côté des ruines. Il allait la marier à son fils qui me ressemblait et qui avait vécu, avec sa sœur et ses parents, les mêmes pérégrinations à la poursuite d'éternels fugitifs.

Entre les bras de ma femme et le souvenir du départ de ma sœur, je passai ma nuit de noce dans une mer de volupté agitée par des vagues de tristesse. Lorsque l'aube enflamma la rive orientale du Tigre, colorant ses eaux d'or rouge, les squelettes des palmiers s'y reflétèrent, comme autant de noyés jaillis des profondeurs. Mon père m'appela et m'entraîna sur le rivage. Sans préambules, d'une voix enrouée, il me dit que cette nuit avait fait de moi un homme responsable de la pérennité de sa descendance. Je méritais de porter le fardeau de la mission qui lui avait été confiée. U me dit que le temps l'avait épuisé, que son grand âge ne lui permettait plus de poursuivre la route, qu'il n'avait d'autre choix que de rester, avec ma mère, sur les rives du fleuve ; là, protégés par les vestiges de leurs ancêtres, ils attendraient la fin. Puis, tendant le bras vers le nord, il me dit que notre capitale était là-bas; qu'il fallait que je m'y rende avec ma femme afin d'implorer le pardon du roi père et de la déesse-mère pour mes parents qui n'avaient pu accomplir leur mission, car l'âge les avaient trahis avant qu'ils ne rattrapent les fugitifs.

Il me serra l'épaule, puis, sortant de sa poche une fiole en bois, il la suspendit autour de mon cou. Il me dit qu'il l'avait héritée de ses ancêtres, qu'il me la transmettait pour que je la transmette à mon tour à mes fils. Il me dit aussi qu'elle contenait un secret que je découvrirais moi-même en l'ouvrant dans un lieu retiré. Puis il m'embrassa et me conduisit vers la charrette qu'il avait arrangée pour nous. Je fis mes adieux à mes parents. Puis je partis. Ma femme était assise à côté de moi. Les chiens et les mulets remontaient le cours du fleuve qui descendait vers le sud.

L'après-midi, nous pénétrâmes dans la capitale par la grande porte où se pressaient les charrettes des soldats et des commerçants, tirées par des chevaux, et d'autres charrettes tirées par des mulets, sans compter les caravanes de chameaux et les paysans sur leurs ânes. Plus nous nous rapprochions du centre de la ville, plus les cris des marchands devenaient assourdissants. Vente d'esclaves à la criée, discours des devins, farces des saltimbanques entourés de leurs singes, de leurs serpents et de leurs filles au visage découvert et à la poitrine à demi nue.

J'arrêtai la charrette et demandai à ma femme de m'attendre. Je mis pied à terre et suivis mes chiens qui se frayaient avec peine un chemin dans la foule. De-ci, de-là, je captais une expression ou quelques bribes de mots. Je m'arrêtais pour écouter les conversations entrecoupées des femmes voilées de noir.

Ce que jentendis me parut à mi-chemin entre l'illusion et la réalité. Tout d'abord, je ne voulus pas y croire. Peut-être n'avais-je pas bien compris. Puis je me risquai à poser la question au vendeur d'armes et d'aphrodisiaques fabriqués, selon lui, avec les crânes des ennemis. C'est de lui que j'appris la vérité, claire et carillonnante comme le cliquetis de ses sabres. Le chef des fugitifs, à la tête de son peuple, était parvenu à reprendre le pouvoir. Il s'était proclamé Empereur, père du peuple et fécondateur de notre déesse-mère. Quant à l'empereur précédent, il avait fui avec son peuple et était devenu le chef des fugitifs.

Je restai figé, stupéfait, tentant d'assimiler cette nouvelle réalité avec laquelle mon père n'avait pas compté. J'étais déchiré entre la tristesse et la joie, entre le doute et la certitude, entre le désespoir qu'en concevrait mon père et le bonheur que j'en concevais moi-même.

Le dieu que je vénérais en secret était devenu Empereur et père universel. Enfin, mon rêve de stabilité allait se réaliser, sur une terre habitée par mon peuple et dirigée par celui que j’adorais. Que la faute de mes ancêtres soit effacée à jamais ! Je ne serais plus ce nomade conduit par des chiens, repoussé par des villes et enchaîné par des promesses héritées de mes parents.

Sans savoir comment, je fus entraîné par mes chiens qui continuaient à foncer dans la bousculade. J'arrivai sur une grande place, encerclée par les soldats. Au centre, prêtres et ministres étaient attroupés autour d'un trône somptueux sur lequel était assis le nouvel Empereur. Sans me laisser le temps de réfléchir, les chiens s'étaient élancés comme des bêtes sauvages vers l'Empereur et sa suite. Mais les soldats les surpassaient en nombre et en cruauté. Ils se précipitèrent sur eux et les transpercèrent de leurs sabres et de leurs lances. Puis ils se jetèrent sur moi et me rouèrent de coups jusqu'à ce que je perde connaissance.

Je repris conscience en entendant la voix du gardien qui m'appelait au travers d'une ouverture étroite. Il me tendit une assiette de soupe et me dit de rester tranquille en attendant le verdict de l'Empereur. Puis il me montra une petite fosse pour mes besoins, creusée dans le sol de la cellule.

Lorsque j’ouvris la fiole, j'ignorais si c'était le jour ou la nuit, car la cellule était totalement obscure. J'avais complètement oublié l'existence de cette fiole. Je fus surpris de la trouver autour de mon cou. Elle était dissimulée sous les restes de mes vêtements que les soldats avaient arrachés comme les sauterelles rongent les feuilles d'un arbre. Ce n'est que lorsque je sortis cette ravissante déesse de sa fiole que j'aperçus le croissant de la lune à travers une petite lucarne tout en haut du mur. Ma déesse m'apparut dans tout l'éclat de son charme féerique. J'eus l'impression de quitter la désolation du tombeau pour la chaleur d'une matrice fertile. Loin des regards des gardiens, nos souffles s'élevèrent, mêlés aux crissements des insectes et à la lumière de la lune qui s'appuyait contre les barreaux. Je me laissai emporter par les vagues d'un temps où il n'y avait ni rois, ni pères, ni chiens, ni fugitifs.

Une nuit, comme j'étais étendu aux côtés de ma déesse près de la fosse, je perçus une sorte de sanglot ou de roucoulement d'oiseaux. Je mis ma bouche près de la fosse et criai : «Qui est là ?»

Il y eut un silence. Puis un cri me parvint de sous la terre : «Oui, je t'entends, qui es-tu ?»

Aussitôt je répondis : «Je suis prisonnier... et toi ?»

La réponse fut : «Moi... moi... aussi.»

Des dizaines de voix, peut-être des centaines... Des voix d'hommes se répandaient sous la terre pour proclamer qu'ils étaient prisonniers comme moi.

A travers la fosse d'aisance, je découvris la vérité : ma cellule était entourée d'innombrables cellules dans lesquelles des hommes, comme moi, étaient tapis dans l'attente de l'inconnu.

Par ces orifices obscurs exhalant la putréfaction et la mort, nous nous découvrîmes une identité commune. Nous étions les prisonniers de l'Empereur que nous avions adoré lorsqu'il était le chef des fugitifs. Nous étions les fils de ces pères qui avaient passé leur vie à suivre des chiens écervelés. Chacun avait pris pour femme la sœur de l'autre. Quant à nos mères, nous les avions laissées parmi les ruines de nos ancêtres se lamenter sur l'échec de leurs maris.

Je ne perçus pas clairement combien de temps je restai enfermé. Un jour, le gardien ouvrit la porte. On me porta comme un tas de viande avariée et on me jeta devant l'Empereur.

L'Empereur me pardonna d'avoir été complice de mes parents qui Pavaient poursuivi lorsqu'il était le chef des fugitifs. Les prêtres me baptisèrent avec l'eau de la fertilité qui jaillissait de la statue de notre déesse-mère. Lorsque je me fus repenti de toutes mes fautes et de celles de mes parents, ils m'ordonnèrent de suivre la trace des fugitifs et de les rattraper. Je jurai devant notre roi et notre déesse que je serais privé de leur bénédiction fertilisante et exclu de leur lignage si je n'accomplissais pas ma mission jusqu'au bout. A l'aube, ils m'amenèrent ma femme, dont le ventre avait enflé pendant que j'étais en prison. Ils nous firent monter dans une charrette tirée par des mulets et précédée par des chiens. «Que les yeux de notre roi et de notre déesse te protègent !» me dirent-ils. «Que les prières que tu leur adresseras t'apportent la bénédiction !».

Au-delà de la porte de la capitale, les terres s'étendaient, nues, quadrillées par une infinité de charrettes tirées par des mulets et guidées par des chiens qui avalaient des chemins menant à des horizons inconnus.

Je ne m'engageai dans aucun chemin. Je dirigeai la charrette vers le fleuve. Parvenu sur la rive, je détachai les mulets, les laissant suivre les chiens qui ne cessaient de se disputer des choses invisibles. Notre charrette glissa avec nous sur les eaux. A mon bras, ma femme s'était endormie. Sous mon aisselle, ma fiole vivait au rythme des battements de mon cœur. La lune scintillait dans notre nuit étoilée, nous guidant de ciel en ciel. Le Tigre descendait dans des vallées dont il fertilisait les terres et les peuples qui se multipliaient sur ses rives depuis la nuit des temps. Ils changeaient de noms, de visages, de langues et de religions. Mais leur âme se réincarnerait éternellement dans cette même eau, dans cette même boue, dans ce même souffle du vent. Des lamentations funèbres se firent entendre. Des femmes pleuraient l'absence du Messie attendu, tout en éparpillant sur l'eau des plateaux couverts de bougies qui glissaient vers des rives et des golfes en perpétuel mouvement.

Je me réveillai. Ce que j'avais pris pour des lamentations funèbres n'était que la sirène de l'ambulance qui passait dans la rue. Je me retrouvai couché, seul, dans ma chambre. A travers la fenêtre, j'entendais cette sirène qui déchirait le silence de la ville plongée dans le sommeil d'un dimanche matin. Il n'y avait pas trace de Hajir, si ce n'est un parfum de musc qui flottait parmi les odeurs refroidies d'une nuit torride.


 

CHAPITRE CINQ

Le pirate de la Fiole

 

Vous conviendrez probablement avec moi qu'Adam se laissait entraîner toujours plus loin dans le monde de Hajir, laissant libre cours à ses lubies, sans même s'entourer des précautions les plus élémentaires. Car chacune des paroles de la femme à la fiole réunissait tous les charmes et les attraits des femmes de tous les siècles qu'elle avait traversés. Sans me faire part de son intention secrète, Adam me demanda un jour de voir s'il n'y avait pas une fête où il pourrait aller danser avec sa femme Marlyne. Il me promit de me payer l'entrée.

C'était, je m'en souviens, un samedi soir de printemps. Après avoir mangé chez lui avec sa femme, nous bûmes, Adam et moi, la moitié d'une bouteille de Vodka. Marlyne mit la bouteille dans son sac. Puis nous roulâmes une cigarette de haschich pour la fumer à la fête. Marlyne n'aimait pas spécialement l'alcool ni le haschich. Mais elle se réjouissait avec nous, comme une enfant. Elle nous dit que cela faisait des mois qu'elle n'était plus allée danser. Depuis longtemps, je jalousais secrètement Adam à cause de sa femme, bien que je n'eusse aucune envie de me marier. Ce qui m'attirait le plus en elle, c'étaient ses qualités humaines, qui forçaient mon admiration. Je savais que je pouvais toujours compter sur son aide, même lorsqu'elle n'était pas vraiment nécessaire.

Il était presque dix heures lorsque nous entrâmes au Palladium. Il y avait un bruit assourdissant, beaucoup de jeunes, du jazz moderne. A peine nous étions-nous assis qu'Adam me murmura à l'oreille : «J'ai une surprise. Suis-moi... »

Je ne voyais pas où il voulait en venir. Il insistait pour que je lui trouve un coin pas trop éloigné, à l'abri des regards. A ce moment-là, je remarquai le sac qu'il portait avec lui. Par une porte voisine de celle du dancing, nous montâmes les escaliers d'un immeuble vide. Au troisième étage, il sortit la fiole de son sac avec ce sourire diabolique qu'il maîtrisait si bien lorsqu'il était soûl. Il libéra sa houri, la vêtit, la chaussa et enroula autour de sa tête un foulard. Ses franges noires tombaient sur son front, lui donnant l'aspect d'une princesse du Sud.

Je présentai Hajir à Marlyne comme une de mes amies. Puis, je l'accompagnai jalousement, tandis qu'elle déambulait fièrement de sa démarche posée, presque royale. Les gens se retournaient sur son passage. Je me demandais ce qui se passait... Etait-ce elle qui avait convaincu Adam de la présenter à sa femme ? Où était-ce lui qui avait voulu l'initier au jeu complexe de la société, qui ne l'avait guère intéressée jusqu'alors ? Pourquoi fallait-il qu'elle connaisse Marlyne ? En se remémorant ses récits, je ne me souvenais pas qu'elle eût exprimé l'envie de rencontrer les épouses de ses amants. Etait-ce l'indice qu'elle désirait sortir du chemin qu'elle avait suivi depuis la plus haute antiquité ? Etait-ce son premier pas dans une voie à l'issue incertaine? Sa vie ne deviendrait-elle pas immanquablement plus difficile, si elle devait en affronter les détails quotidiens ? Elle tomberait des hauteurs de son existence éternelle dans un monde complexe, tissé de haine, de sacrifices, de rivalités, de sincérité et d'hypocrisie, de tromperies et de désirs de possession... Le danger était là. Elle deviendrait une femme terrestre, soucieuse de banalités au travers desquelles elle croirait goûter au plaisir de l'existence. Si seulement elle savait que nos sentiments les plus nobles, nos principes et nos grands rêves n'étaient, au fond, que des tissus brillants, tissés avec les détails de notre quotidien, avec nos sentiments inavouables et nos caprices! Si elle savait que la cuisine de l'amour et de la fidélité est bien meilleure lorsqu’ ' on y ajoute les épices de la jalousie, de la rivalité et de la possession. Les haines les plus violentes ont un goût d'amour. Les principes les plus pacifistes ont un goût de guerre. Les sentiments les plus chastes et les plus purs ont un goût de lascivité et de luxure.

La musique qui montait de tous les côtés décuplait l'effet du vin et du haschich. La salle tournait, les murs se lézardaient, découvrant un espace sans horizon. Comme si nous dansions sur une étoile insouciante, perdue dans l'univers. Je connus la peur délicieuse de tomber dans le vide.

Je voyais Hajir, soûlée par le vin et la fumée, s'approcher de la piste de danse. Elle lançait des regards timides, tantôt vers moi, tantôt vers Adam et Marlyne. Elle était la reine, entourée de ses sujets. Un sentiment irrationnel m'empêchait de me rapprocher d'elle. Je ne sais comment l'expliquer. Comme si, pour une raison obscure, j'avais honte devant Marlyne. Je devins la proie de la mauvaise conscience. Peut-être ma relation avec Hajir m'avait-elle rapproché de Marlyne.

Je me tenais debout sur une sorte de podium légèrement surélevé au-dessus des danseurs. La musique qui montait des haut-parleurs me parvenait parfaitement claire et harmonieuse. Les yeux de Marlyne étaient grands ouverts, brillants d'un amour unique, un amour capable de rendre son mari heureux et de le satisfaire. Mais Adam était comme moi... Dans son corps et son esprit jaillissaient les sources d'un désir inépuisable capable d'irriguer les plus vastes oasis et d'en inonder d'autres encore plus lointaines. Autrefois, ces sources de volupté avaient débordé de l'oasis de sa femme pour se perdre dans les sables d'obscurs questionnements. Jusqu'au jour où «la femme à la fiole» avait rassemblé ces débordements dans le lit d'un fleuve qui arrosait des villes et des peuples, errant de mer en mer.

Avec une lenteur de serpente, Hajir commença à se laisser couler dans la musique africaine. Elle détachait peu à peu les brides de ses membres, les laissant s'imprégner de lumière et de mélodies colorées. Ses mouvements semblaient imiter le jet d'eau sur le lac. L'eau se propulsait par le bas, lentement, puis enflait, montait et redoublait de force jusqu'à quelques dizaines de mètres de hauteur. C'était le spectacle de la naissance et de la croissance.

Adam observait Hajir du coin de l'œil tout en dansant avec Marlyne dont le ventre bombait très légèrement sous sa robe ample. Elle se balançait avec précaution à cause de son enfant qui n'avait pas encore trois mois d'existence. Son corps ondulait avec une force empreinte d'élégance, jamais vulgaire, comme des vagues mélodieuses et tranquilles. Saurait-elle jamais que cette graine dans son ventre n'avait pu éclore que grâce à cette femme avec qui je dansais? Son infinie fertilité avait donné à Adam une confiance sans limite. Elle avait défait les brides qui refrénaient ses désirs. Elle avait libéré une semence fertile dans l'engourdissement de cette volupté authentique qu'il avait attendue toute sa vie.

Ces derniers temps, l'idée de la procréation avait commencé à me hanter, moi aussi. J'avais beau détester le rôle de père, je me laissais entraîner à des rêves éveillés, des rêves fous que je brûlais de réaliser : donner ma semence à une banque de sperme pour avoir des enfants d'une multitude incalculable de femmes. Je me voyais, bien des années plus tard, assagi, les tempes grisonnantes... Des dizaines de filles et de garçons viendraient m'annoncer que j'étais leur père biologique. Je serais heureux d'avoir semé mon esprit dans tous ces jeunes gens qui allaient perpétuer ma lignée. Je me réjouirais de leur dépendance à mon égard, de ce sentiment d'être leur père sans avoir jamais dû exercer ce rôle détesté. L'instinct paternel n'était-il donc pas l'expression de ce désir du corps d'être éternel comme l'âme? Pourquoi les êtres éternels n'étaient-ils pas féconds? Pourquoi seuls les corps périssables portaient-ils la fécondité en eux? N'était-ce pas pour combattre la mort? Le corps souffrait toute son existence de ne pas être absolu et éternel comme l'âme. Par la mort, nos corps cédaient la place aux corps d'une génération supérieure. Le sens de l'existence réelle n'était qu'un mouvement perpétuel pour parvenir à une existence idéale. L'homme représentait le stade le plus élevé de l'existence tangible, car il était le seul être doué de réflexion et d'imagination, le seul à se rapprocher de cette existence métaphysique. Au terme de notre évolution biologique, après des ères et des ères de reproduction, nos corps allaient peut-être accéder à cette existence absolue. A ce moment-là, nous serions éternels, nous reproduisant à l'infini, sans naissance ni mort.

Je remarquais que chacun de nous quatre laissait dériver son regard sur les trois autres. J'observais comment Marlyne, Hajir et Adam se muaient en formes gélatineuses faites de lumière, de fumée et de musique. Nos corps en mouvement engageaient une conversation tendre et sauvage, pleine d'amertume, de reproches, de désirs refrénés. Chacun de nos mouvements était une réponse au mouvement de l'autre. Hajir était au milieu de la piste, sous une lumière blanche, auréolée d'un halo violet. Ses paupières étaient baissées vers le sol, ses bras relevés, tandis que son corps ondulait et que ses fesses et ses seins se démenaient pour s'affranchir de sa robe transparente. A chacun de ses mouvements elle décollait du sol et ses yeux étincelaient d'une lumière envoûtante qui inondait l'espace : comme dans un rêve, l'adhan[25] résonna au milieu des rythmes sénégalais : Allahu Akbar... Allahu Akbar... La plainte de Bilâl l'Abyssin[26] faisait écho aux tambours et aux guitares électriques, suppliant un être puissant et sublime de sauver l'homme de son éternel désarroi.

Un spectacle étrange prit forme sous mes yeux: dans une forêt, au milieu d'un peuple d'une époque révolue, nous accomplissions nos rites d'adoration à notre déesse de lumière et de musique. Mon corps, en état d'apesanteur, se désintégrait. Il se fondait et se dilatait dans le corps des autres. Peu à peu, nous devenions des cellules éparpillées dans la forêt. Comme des oiseaux, nous volions en un vol compact autour de Hajir, cherchant à nous poser sur son corps. Nous percions sa chair, flottions dans son sang et nous fondions dans un univers d'eau et de lumière. Hajir était un lac... nous étions trois fleuves qui se jetaient en elle... et les autres danseurs étaient des ruisseaux qui se jetaient en nous...

La voix d'Adam me fit brusquement sortir de ma torpeur. Tout en me secouant, il me demandait dans un cri étouffé par le bruit : «Hajir... tu n'as pas vu Hajir ?...»

Nous la cherchâmes partout. En vain. Mes appréhensions se vérifiaient. La voilà qui se révoltait contre sa nature et prenait le large. Certainement que la jalousie l'avait poussée à ce coup de tête. Emportée à la dérive par l'ivresse, elle devait errer quelque part dans la ville.

Après avoir renvoyé Marlyne à la maison en taxi, nous nous lançâmes à la recherche de Hajir. Il était minuit passé. Je suivais Adam pas à pas, tandis qu'il tournait dans les ruelles obscures et sur les rives du Rhône. Comme un chien enragé, il haletait, sautait de-ci de-là, scrutait les coins sombres et les visages des femmes à la recherche de sa houri. Un vent mouillé par les crachins poussait des nuages noirs dans le ciel. Adam s'appuya contre la barrière, laissant son regard couler au fond de l'eau et dériver vers le sud, jusqu'à la mer. Il marmonnait doucement, interrogeant le fleuve et murmurant des plaintes inintelligibles. En ce moment de douleur intense, tous ses sens paraissaient en éveil, prêts à capter n'importe quel signe. Enfin, il s'affala sur un banc, vaincu par la fatigue, l'angoisse et le froid. Assis, la tête ballante entre ses bras et ses jambes, il sanglotait sourdement. La rue était éclairée par les lumières de l'hôtel Hilton. Un vent de tempête charriait le bruit diffus d'invisibles boîtes de nuit.

Lorsque je me rapprochais d'Adam, je parvenais à distinguer quelques mots de son soliloque. Mes oreilles me jouaient-elles des tours?... Etaient-ce bien des termes historiques, des noms de peuples antiques, de rois et de guerre que j'entendais? Il répétait des noms que j'avais appris lors de mes vies passées avec la femme à la fiole. Avec sa silhouette brisée, Adam ressemblait à une statue à l'abandon. Sa transpiration coulait, abondante et chaude, ruisselante de déception, de faiblesse et de désarroi. Je laissai ma main glisser de ses cheveux sur son épaule. Est-ce par pitié que je voulais l'aider? Ou est-ce que je me prenais moi-même en pitié et cherchais à me sauver ? Plus la torpeur engourdissait nos membres, et plus les sons nous parvenaient distinctement. A ce moment précis, les radars les plus sophistiqués n'auraient pu capter qu'un étrange mélange de bruits provenant d'une multitude de fenêtres, de portes, de terrasses et de repaires cachés : des conversations, des ronflements, des gémissements, des rires, des gifles, des chants, des bouteilles qui se cassent, des voitures qui passent et des bourdonnements d'insectes. Tous ces bruits se fondaient dans le claquement des vagues du lac, pour ne former qu'un seul chant cosmique.

Adam aurait-il distingué une voix dans ce chant? Toujours est-il qu'il se leva comme attiré par un appel secret. Descendant à droite, il se dirigea vers les bains des Pâquis, une petite presqu'île qui s'avançait sur le lac. Il atteignit les deux couples d'arbres géants qui se dressaient sur la rive et qui, de loin, ressemblaient à des amants solitaires, plongés dans la contemplation de l'eau.

Elle était là. Ni elle ni Adam ne parurent étonnés. On aurait dit qu'ils avaient rendez-vous. Avec sa robe à fleurs, elle chantonnait sous la tente des arbres, plantés là depuis toujours. Son regard scrutait un horizon obscur tandis que sa poitrine humait la brise imprégnée de l'odeur des êtres qui s'étaient sédimentés au fond du lac tout au long de l'histoire. Combien de peuples avaient bu de son eau ? Combien s'y étaient lavés ? Quel sang de quelles guerres y avait coulé ? Combien d'âmes désespérées s'y étaient jetées ? Combien de murmures passionnés, combien de caresses avaient été rafraîchies par ses vagues légères ? Ses eaux pures et brillantes ne cesseront jamais de donner vie, nous invitant à les boire, à nous y couler et à nous y noyer.

Sans un mot, elle nous prit dans ses bras. Au moment où Adam posait sa main sur la poitrine de Hajir, j'y posai aussi la mienne. Et lorsque ses lèvres se posèrent sur celles de Hajir, j'y posai aussi les miennes. Enfin, lorsqu'il se coucha à côté d'elle sur le sable du rivage, sous les grands arbres, je me couchai aussi à côté d'elle. Mon corps se souda à son corps, et je sombrai dans un monde ancien, engendré et régénéré par nos frémissements qui dansaient dans la fête de l'existence :

Je me retrouvai, petit garçon, dans un village perdu des marais du Sud. Mon père était un marchand de grains très pieux. Il passait son temps à adorer des statues qu'il avait ramenées de Babel, la lointaine capitale allongée au bord de l'Euphrate. C'était un fruste personnage qui ne pensait qu'à son commerce et à venger l'affront que ma mère lui avait infligé.

Je n'avais pas plus de trois ans. Pourtant, je me souviens de cette nuit noire. Ma mère me berçait sur ses genoux tout en me racontant les aventures de mon grand-père qui avait parcouru la terre à la recherche de l'éternité. Jamais je n'oublierai le sourire étonné, à la fois tendre et naïf, qui se dessina sur son visage lorsqu'elle reçut le poignard de mon père en pleine poitrine, tandis qu'il poussait des hurlements sauvages et déments : «Traîtresse... traîtresse ! » Me saisissant par les pieds, il me tira violemment par terre. Puis, se jetant sur elle, il lui arracha son foulard noir et l'empoigna par ses tresses teintes au henné. Je me souviens très bien qu'elle le regardait avec un sourire étonné, lorsque le poignard chaldéen creusa son sillon dans son cou délicat et blanc. Toute ma vie, son agonie resta pour moi une énigme: son sang jaillissait, sans colère, sans un mot de protestation. Mais le regard qu'elle posait sur moi était triste, plein de reproches. Il semblait dire : «Regarde ton père. Il peine et se démène au point de me sacrifier à cause de toi... Tout cela à cause de toi, mon fils...»

Après le meurtre de ma mère, je passai plusieurs années avec mon père, dans une soumission totale à sa volonté. Je ne compris jamais rien à l'histoire de la trahison de ma mère. Jamais je n'entendis aucun commentaire à ce sujet. Je vivais avec sa nouvelle femme, une prisonnière égyptienne qu'il avait achetée à Ashour, où vivaient mes oncles maternels.

Mon père était prêt à faire l'impossible pour se débarrasser du souvenir de ma mère. Il voulait effacer de l'univers toute trace qui aurait pu la lui rappeler. J'étais la seule trace que sa conscience se retenait de supprimer. J'étais l'incarnation de sa défaite et de sa rancœur. Mon corps devint un terrain vague sur lequel il brûlait les ordures de sa vie. Sa femme m'aimait bien et tentait de me traiter comme ses autres enfants, mes demi-frères. Mais elle n'arrivait pas toujours à me protéger de mon père, de la violence de sa langue et de la dureté de ses mains. Je ne pouvais pas commettre le moindre faux-pas sans qu'il me lapide de toutes les injures du monde et me frappe de son bâton enduit de sel. Puis il me poussait jusqu'au fleuve où il me jetait, en priant les dieux de m'enfouir dans leur monde souterrain.

Il m'interdit d'apprendre à lire et à écrire. La tradition voulait qu'un prêtre prenne en charge l'enfant pour lui apprendre la lecture, l'écriture et la religion. Mais mon père voulait faire de moi une bête qui ne comprenne du monde que ses propres ordres. Il m'envoya garder ses vaches. Je passais toutes mes journées avec elles, aux confins des marais, les nourrissant et les protégeant des sangliers et des loups infiltrés du désert voisin. En secret, j'allai voir un prêtre qui m'apprit les signes de notre langue et la culture de nos ancêtres. Sur des tablettes d'argile que je me confectionnais moi-même, j'écrivis les histoires que ma mère me contait en me berçant. Je les enjolivais en y dessinant ces mondes lointains que mon grand-père avait parcourus à la recherche de la jeunesse éternelle.

Lorsque le désespoir me gagnait, je sortais à la dérobée une statuette d'Ishtar, notre déesse compatissante. Après l'avoir appuyée contre les joncs, je répandais les larmes de la délivrance. Mes prières se confondaient avec le meuglement des vaches, le chant des oiseaux, le bourdonnement des insectes et le sifflement du vent. Mon âme alors s'apaisait en sentant que l'univers partageait mes peines et mes espérances.

Cette nuit-là, je m'étais retiré pour prier ma déesse. Les rayons de la lune s'insinuaient à travers les palmes de deux petits dattiers qui se dressaient, solitaires, au milieu du cimetière du village. Mon sang se glaça dans mes veines et un frisson me secoua: des bruits étranges et confus se faisaient entendre à l'autre bout du cimetière. On aurait dit qu'une mort s'approchait tandis qu'une vie allait jaillir. Mû par une sorte de désir douloureux, je m'approchai de la source de ce bruit avec un heureux pressentiment, comme si Ishtar allait m'apparaître. Elle allait enfin répondre à mes prières et compatir à mes tourments.

Mais je ne trouvai pas ce que j'appelais de mes vœux. C'était quelque chose qui ne me serait jamais venu à l'idée. Entre les pierres tombales, j'aperçus mon vieux père, assis contre la tombe de mon grand-père. Sur ses genoux se tenait une jeune fille dont la splendeur surpassait celle des plus grandes déesses de beauté. Mon père, brun, avec ses bras brûlés par le soleil et l'indignité de sa vie, enlaçait cet ange. Elle était un papillon dans les pattes d'une araignée. Les voix de leur amour me semblaient discordantes, incompréhensibles. Ses gémissements de plaisir étaient remplis d'une plainte douloureuse. Quant à ceux de mon père, on aurait dit les grognements d'un loup qui dévore sa proie.

Un déluge de rancœur et de jalousie me submergea. J'avais l'impression d'assister au viol de ma dignité et de mon honneur. Couché sur le ventre, mon corps se souda à la terre. Mes dents mordaient la pierre des tombes, mon souffle s'ensablait, mes doigts lacéraient la peau de la terre, s'y enfonçant profondément. Mes yeux étaient rivés sur ce spectacle orgiaque qui se déroulait devant moi. Mon être se mua en un bloc de feu centré au-dessous de mon nombril. Dans mon corps et dans la terre, un frémissement étrange se propagea. C'était comme un étonnement voluptueux. Mon corps fut le jouet de longues vagues fiévreuses dont j'avais jusqu'alors ignoré l'existence.

Lorsque leurs cris s'apaisèrent, je m'apaisai tout aussi soudainement et tombai dans une douce léthargie. Je restai un long moment couché sur le dos à regarder le ciel. Mon bien-être était tel qu'il me semblait impensable qu'il y eût dans la vie quelque chose qui méritât colère ou chagrin. J'étais totalement réconcilié avec l'existence. Les étoiles illuminaient les noces de Vénus et du croissant de lune.

Lorsque les lignes de l'aube surgirent entre les troncs des palmiers et les pierres tombales, je fus réveillé par des murmures et des bruits de baisers. Je vis mon père sortir une fiole de ses affaires. Il la posa par terre devant lui, enlaça la jeune fille et l'embrassa avec une avidité mêlée d'angoisse. Brusquement la jeune fille fondit et se volatilisa. Mon père reboucha la fiole, la fourra dans ses affaires et partit.

A compter de cette nuit, je ne connus plus le repos. Je ressentais chaque instant qui passait comme un préjudice causé à ma vie. A douze ans, je venais brusquement de découvrir que j'étais un homme doué d'une telle force cachée que je pourrais me débarrasser non seulement de l'autorité de mon père, mais de celle des plus grands tyrans. Je continuai à épier mon père pendant ses nuits de débauche dans le cimetière. Chaque fois que je voyais la «femme à la fiole» dans ses bras, les forces de la haine et de la destruction s'exaspéraient tout au fond de moi.

Une autre nuit, les étincelles du mal jaillirent dans mon âme. Tandis qu'ils faisaient l'amour sur la tombe de mon grand-père, le vent d'ouest se leva, entraînant avec lui le froid glacial du désert et ces poussières rouges gorgées d'envie de liberté et de vengeance. Dans mes entrailles, les loups affamés se mirent à pousser des hurlements qui se mêlaient au grondement du vent. Au moment même où je me dressai entre les tombes, le poignard chaldéen rugissant dans ma main, mon père s'éloigna, abandonnant la fiole par terre. C'était l'instant décisif. Tous mes membres tremblaient. Une envie démente de tuer s'empara de moi. Je faillis rattraper mon père pour lui percer le cœur. Mais la vue de la fiole m'ensorcela. Me jetant sur elle, je la dérobai.

Sans réfléchir, je me mis à courir. Emporté par la tempête, je courus jusqu'à ce que je me trouve devant notre maison. Le poignard n'avait pas cessé de hurler. Il me fallait tuer. Sans hésiter, je me jetai sur les vaches et me mis à les frapper, fendant leur ventre avec une sauvagerie indescriptible, et tranchant leurs entrailles avec mes dents. J'étais égaré au point que j'aurais tué quiconque m'aurait fait face. La seule chose dont je percevais encore l'importance était cette fiole cachée sous ma chemise. Toute mon âme s'y était concentrée. Toute mon histoire, toute ma vie, toute l'affection dont j'avais été privé. Je me délectais de sang chaud. Je le recueillais dans mes paumes ouvertes, en buvais et y trempais ma tête. Je ne fus plus qu'un monceau dépoussière pétri de sang.

Je me vis me diriger vers la rive du fleuve. Me jetant dans la barque de mon père, je descendis le grand canal, un embranchement du Tigre. Je serrais la fiole tout contre moi, la couvrant de baisers. A chacun de mes cris, un mur de la prison de mon passé s'écroulait, tandis que s'ouvrait devant moi un avenir de revanche et de liberté.

Lorsque la tempête se calma et que l'obscurité et la poussière se dissipèrent, une aurore dorée couvrit d'un scintillement transparent la surface de l'eau et les palmeraies avoisinantes. De loin, j'entendais les cris des paysans, des bergers et de leurs animaux. Immobilisant la barque entre les broussailles, je sautai à terre, la fiole serrée contre moi. Caché à l'ombre d'un palmier et d'un tas de joncs, je l'ouvris. Lorsqu'elle sortit, elle ne me posa aucune question et ne me laissa pas le temps de parler. Elle se contenta de me regarder avec une tristesse étonnée, comme une mère qui s'apitoie sur les bêtises de son enfant. Elle me prit par le bras et me conduisit vers l'eau. Puis, m'enlevant ma tunique tachée et déchirée, elle se mit en devoir de laver les souillures de ma rébellion. Dans ses yeux, je voyais les eaux du fleuve s'éloigner, loin, très loin, salies par l'histoire de ma faiblesse et de ma soumission.

Je continuai à descendre le courant dans ma barque, en compagnie de ma maîtresse. Pendant des jours et des nuits, je vécus de mes vols dans les plantations, les vergers et les maisons des paysans qui bordaient le fleuve. Bien que je n'eusse que douze ans, j'étais devenu un homme, grâce à ce sentiment de virilité et cette confiance en moi que la femme à la fiole m'avait donnés. Parvenu sur les rives du Golfe, je m'engageai comme marin sur un bateau qui sillonnait les mers jusqu'à l'Océan des ténèbres.

Toutes mes expériences passées, toute ma haine accumulée ne cessaient de bouillonner en moi, comme dans un volcan. Elles firent de moi un pirate brutal et inculte. Parcourant les mers en quête de navires marchands, je rançonnais leurs passagers. Je n'avais aucun ami dans la vie si ce n'est la femme à la fiole. L'humanité se limitait pour moi à deux catégories : des ennemis que je craignais et combattais, et de vils sujets que j'écrasais pour mieux leur imposer ma volonté. Hajir était mon seul port. Mon corps et mon âme pouvaient y jeter l'ancre, sans armes ni hostilité, sans peur ni mépris. Elle était, dissimulée au fond de ma fiole, mon éternel salut.

Un jour, cependant, ma vie changea. Une femme terrestre vint à moi comme une ondée, éteignant les flammes de ma haine, et faisant éclore à leur place les fleurs sauvages de l'amour.

Ce jour-là, nous avions attaqué un navire carthaginois en perdition au large des côtes de l'Afrique du Nord. Nous ne rencontrâmes aucune difficulté à nous en emparer car les marins et les passagers étaient épuisés par la soif et la faim, après avoir longtemps erré en haute mer.

J'ordonnai de rassembler le butin d'un côté et les captifs de l'autre. De la plate-forme de pilotage, je surveillais mes hommes occupés à diviser le butin et à jeter les prisonniers trop faibles par-dessus bord. Il y avait deux tas, l'un à côté de l'autre : un tas d'or, d'argent et de pierres précieuses ; et un autre tas d'hommes et de femmes épuisés et couverts de saleté.

Le silence de la mer imposait son empire jusque sur le cœur des pirates criant au pillage et à la tuerie. Tous attendaient avidement mes ordres. Soudain un des marins, soûlé par le vin de Canaan, se jeta sur une jeune fille inanimée au premier rang. L'empoignant par les cheveux, il dégaina son poignard et s'apprêtait à l'égorger en poussant un rugissement ivre de victoire. La jeune fille tourna son visage vers le ciel. J'étais juste au-dessus d'elle. Un instant, ses yeux rencontrèrent les miens. Ils étaient purs, empreints du bleu du ciel et du silence de la mer. Jamais dans ma vie je n'avais vu un visage si confiant et si innocent. Elle m'offrit son visage enfantin comme celui d'une écolière qui cherche l'approbation dans les yeux de son maître pendant la leçon de mort. Cette confiance innocente m'ensorcela. Les images du passé envahirent mon imagination comme un vent de tempête : le sourire de ma mère, le poignard de mon père, mes années d'errance, les visages de mes victimes. Dans un glapissement, je tirai mon couteau et le lançai avec la précipitation de celui qui va sombrer dans l'abîme. Au moment où le poignard touchait le cou de la jeune fille, mon couteau fendit l'oreille du marin. Il tressaillit comme un rat sur le gril et tomba face contre terre. La jeune fille ferma les yeux. Une fine pluie de sang avait recouvert son visage.

Cette jeune fille était la fille d'un prince carthaginois. Elle revenait d'une visite chez ses oncles à Tyr, Jaffa et Damas. Les menaces et les attaques de la flotte romaine avaient mis leur navire en déroute, et ils avaient erré longtemps en mer. Cette captive-là me désarma. Elle s' appelait Azara[27]. Elle était vraiment vierge dâme et de corps. Elle souffla sur moi le doux zéphyr de sa sérénité, refroidit le feu dévorant de mon angoisse et me fit abandonner, sans retour possible, ma vie passée. Elle fut la lumière sacrée qui déchira les nuages de violence qui s'étaient amoncelés dans le ciel de ma vie. Je m'accrochai à elle, comme on demande protection à un saint. Je partis avec elle, abandonnant la piraterie. Je n'emportai avec moi que la fiole où résidait Hajir, le symbole de ma nostalgie pour un passé sublimé sur lequel j'aimais exercer un pouvoir absolu.

Pour plaire à sa famille et surtout à l'émir, son père, je m'engageai dans l'armée carthaginoise. Après avoir acquis la citoyenneté, je devins officier de marine dans la flotte chargée de protéger la côte des attaques de Scipion, le commandant de l'armée romaine. Car, depuis quinze ans, Hannibal, le chef carthaginois, lançait des attaques incessantes et meurtrières contre Rome, dont il voulait briser la puissance hégémonique.

Ma relation avec la femme à la fiole resta inchangée. Elle demeura ma maîtresse secrète, complice de mes désirs cachés et compagne des voyages qui m'éloignaient de ma chère Azara. Carthage me plut. J'y menai une vie agréable et tranquille avec ma princesse. Nous passions nos après-midi dans les jardins du palais de son père, qui dominaient la grande mer. Le bleu de l'eau et le vert des bois d'oliviers, en se reflétant dans ses yeux, réconfortaient mon âme et compensaient les années de privations et de sang passées dans les marais de mon enfance et sur les mers de ma jeunesse.

Mais le destin ne voulut pas que mon feu s'éteigne complètement. Un vent de guerre se leva qui vint le ranimer. Les dangers cernèrent Carthage de toutes parts. Le temps de l'amour, de la richesse et de la stabilité était déjà révolu. Après avoir fait mes adieux à ma princesse, je me joignis à la campagne militaire commandée par Hasdrubal, le jeune frère d'Hannibal. Nous partîmes pour la terre des Romains, porter secours à Hannibal dont l'armée s'était affaiblie après quinze années de vains combats en pays ennemi.

Notre campagne finit en catastrophe. Après avoir traversé l'Espagne, nous passâmes les Pyrénées, le Rhône et les Alpes, et parvînmes dans la plaine de l'Italie du Nord. Nous étions près d'atteindre notre but, qui était de rejoindre l'armée de notre grand commandant. Mais Hasdrubal ne possédait ni la sagesse ni la clairvoyance de son frère. Nous perdîmes des jours et des hommes à guerroyer ici et là, à piller des villages perdus et à cerner des villes paisibles sans aucun résultat tangible. Nous n'allâmes pas droit au but, laissant le temps à nos ennemis de rassembler leurs forces. Un petit matin, près du fleuve Métaure, nous fûmes réveillés par les trompettes de  l'armée romaine, commandée par Néron. Nous étions pris en tenailles par deux armées féroces. A la tombée de la nuit, notre armée était décimée et Néron envoyait la tête de notre chef à Hannibal en guise d'avertissement.

Bien que mon pied gauche eût été déchiré par une lance romaine, je parvins à me sauver et à me cacher dans la forêt qui bordait le fleuve. Je trouvai refuge auprès d'une tribu de bergers celtes qui se dirigeait vers le nord, fuyant les combats. Par chance, cette tribu était hostile aux Romains. Ils me recueillirent et m'aidèrent à couper mon pied blessé avec une hache chauffée à blanc.

Dans les pires moments d'épuisement et de souffrance, je luttais contre l'évanouissement en pensant à la fiole que j'avais cachée de l'autre côté de la forêt. Lorsque je rêvais, c'était d'un passé aux images ruisselantes de sang et d'une quête éternelle de liberté et de paix. Parfois, ma princesse Azara m'apparaissait dans des reflets vert olive et bleu d'outremer. Parfois, c'était Hajir qui m'apparaissait pour me protéger de la tempête, des vagues et des amoncellements de nuages.

Dès que je pus marcher sur un pied, je m'esquivai en boitant vers les fourrés pour chercher la fiole. Le soleil qui descendait vers le couchant traçait dans les branchages des lignes cuivrées et faisait miroiter les feuilles d'un éclat sensuel. Dans tous les coins, il y avait des restes de soldats carthaginois. La puanteur de la mort se mêlait au parfum des pins, des fleurs de camomille et des tilleuls. C'était la première fois dans ma vie que je sentais une telle peur, une telle haine devant le spectacle de la mort. Je tremblais, haletant comme un loup blessé qui cherche une issue lorsqu'il se voit cerné. A quatre pattes, je me mis à bondir dans les fourrés, fendant les broussailles de mes mains nues et reniflant la terre à la recherche de ma fiole. Les rayons du soleil s'était mués en lances cuivrées, incandescentes, prêtes à me transpercer de toutes parts.

Je trouvai ma fiole cachée parmi les herbes ensanglantées. Lorsque ma maîtresse en sortit, je me jetai contre sa poitrine, laissant couler les larmes de ma défaite et de mon désarroi. J'avais un besoin sauvage d'entrer en elle, de me mettre à l'abri des lances derrière les murs de sa poitrine. Nous fîmes l'amour parmi les cadavres de mes compagnons. A chacun des frémissements de nos corps, je sentais jaillir un torrent de lave qui incendiait les cavernes de mon âme où se terraient des bêtes préhistoriques et féroces.

Pendant des années, je restai réfugié auprès de cette tribu de bergers, me déplaçant avec eux de forêts en vallées, traversant fleuves et montagnes. Nous cherchions une terre paisible loin des Romains et de leurs guerres, à l'abri des attaques des tribus affamées. Marchant vers le nord, nous rejoignîmes le Rhône et suivîmes le fil de l'eau qui coulait vers le sud, vers la grande mer.

Malgré la neige, les souffrances du voyage et les attaques ennemies, ma tribu ne s'arrêtait jamais de marcher. Elle était mue par une force colossale et inépuisable : le désir de survivre et de trouver le salut. Quant à mon salut, je le trouvais en Hajir, mon abri secret chaque fois que la plaie de mon cœur se rouvrait. La nuit, je vivais les cauchemars de mes anciennes patries. Les marais, patrie de mes ancêtres, de mes souffrances d'enfant. La mer, patrie de ma force brutale, de ma révolution, de ma jeunesse. Carthage, patrie de mon amour, de la paix de mon âme.

J'appris la langue de ma tribu, le celte, et ses coutumes. J'étais solidaire des hommes, de leurs difficultés et de leurs lubies. Je fréquentais les femmes secrètement et publiquement. Un jour, le magicien de la tribu m'aurait consumé dans le feu de sa colère si je n'avais pas obtempéré et épousé sa fille qui était enceinte de moi. C'était une fille au teint pâle, aux cheveux roux, à l'allure masculine. On l'appelait Carl au lieu de Carla. De sa carrure de géant et de ses gestes virils se dégageaient une sécheresse et une dureté étrangères à la nature féminine. Avec le temps, je découvris son secret. Elle se donnait cette apparence pour faire plaisir à son père qui n'avait pas réussi à avoir de garçon. Notre relation commença lorsqu'elle aida son père à me couper le pied et fut chargée de soigner ma plaie. Soudainement, elle sentit jaillir en elle les sources de sentiments miroitants et de plaisirs féminins qui étaient enfouies dans son cœur. Lorsqu'elle fut enceinte, elle accepta de porter des vêtements de femme et se laissa pousser les cheveux. Lorsque je l'appelais Carla, elle me répondait. Les taches de rousseur qui couvraient son visage et tout son corps donnaient même plus de chaleur aux moments de notre plaisir. Elle me donna tant d'amour que j'en arrivai à oublier le passé. Je m'intégrais chaque jour un peu plus à la vie de la tribu. Cependant, de temps à autre, mon cœur débordait, engloutissant d'autres femmes qu'elles. Je découvris que mon cœur était semblable à une ville : une seule femme ne pouvait le remplir. Elle pouvait peut-être occuper ses plus grands palais et s'approprier la plupart de ses richesses... Mais elle oublierait toujours quelques maisons vides.

Le sorcier de la tribu m'enseigna comment vivre simplement. Il m'apprit à être loyal, à adorer la nature, à m'accrocher à un espoir même illusoire. Quant à moi, j'essayai de lui transmettre mes connaissances. Je lui parlai de la déesse de Babylone, des secrets du culte des étoiles, des découvertes astronomiques et des signes du zodiaque. Je lui enseignai l'alphabet des Phéniciens et leur culture. Je lui parlai de la science des Egyptiens, de la philosophie des Grecs et de la législation des Romains. Mais, par-dessus tout, j'enseignai à leurs femmes, par l'entremise de Carla, l'usage des fards yéménites préparés avec des pierres, des plantes et des fleurs. Lorsque ma femme accoucha d'un fils, toute la tribu laissa éclater sa joie. Ce fut une occasion pour les femmes de se parer avec habileté et malice.

Mon prestige grandit au sein de la tribu. D'une part parce que je leur avais donné un fils qui allait renforcer leur puissance. D'autre part, parce que ce fils avait pour grand-père le sorcier de la tribu dont il allait nécessairement hériter les dons, les connaissances et les pouvoirs magiques. Ils me firent la faveur de me laisser choisir librement le nom de mon fils. Quand je leur dis que je voudrais l'appeler Adam, ils rirent, perplexes. Puis ils hochèrent la tête en guise d'assentiment.

Nous trouvâmes enfin une terre presque inhabitée et paisible, sur la rive septentrionale du lac Léman. Nous nous y installâmes, à quelques distances d'un village appelé Viviscus[28] . Mon fils grandissait sur les genoux de son grand-père qui l'aspergeait d'encens, l'entourait de ses incantations et lui crachait dans la bouche pour lui transmettre ses pouvoirs. Lorsque ses traits se précisèrent, quelle ne fut pas ma joie de voir qu'il se distinguait des autres enfants par son teint cuivré. Je n'obtins pas la permission de le circoncire. J'eus beau faire les serments les plus grandiloquents, ils ne voulurent pas croire qu'il y eût sur la terre des gens sensés capables de couper la chair de leurs propres enfants.

Mais le destin, à nouveau, ne m'accorda pas beaucoup de temps pour être le père de cet enfant, le mari de cette femme et le fils de cette tribu. Une nuit, je m'étais retiré avec Hajir dans les rochers, au bas d'une pente raide qui descendait jusqu'au rivage. J'avais pris mon fils avec moi pour que Hajir puisse jouer un peu avec lui, comme elle me l'avait demandé. J'étais plongé dans la contemplation du couchant qui dardait ses rayons de derrière la montagne. Je pensais aux menaces du sorcier et à ses mises en garde contre la colère de la montagne. Depuis des semaines, il annonçait à notre tribu l'imminence d'une catastrophe. Car nous n'avions pas accompli notre vœu coutumier envers la montagne. La sécheresse s'était installée, la maladie décimait les troupeaux, car nous avions refusé de lui faire notre sacrifice annuel.

Soudain, un vacarme sauvage fit vibrer l'univers et la terre se mit à trembler. Je pensais que c'était la fin du monde. Des pans de rochers tombaient du sommet de la montagne. Ils sengouffraient dans la vallée, la transformant en un horrible amas de poussière et de hurlements déchirants. Si nous n'avions pas été protégés par le gigantesque rocher sous lequel nous étions couchés, Hajir, mon fils et moi aurions été les premiers à être pulvérisés.

Au bout de quelques minutes, le calme revint et les rochers arrêtèrent de tomber. Je me levai pour regarder le rivage verdoyant où j'avais laissé ma tribu une heure auparavant. Mais je ne vis que des pierres. Les hommes, les femmes et les enfants avaient disparu dans un sommeil éternel, avec les bêtes, les prairies et les tilleuls. Des pierres... rien que des pierres. Des centaines de corps, de rêves, de souvenirs ensevelis en quelques minutes sous les pierres. Encore un passé désintégré sous les cailloux d'une montagne stupide, fâchée de ne pas recevoir son offrande.

Comment décrire la tristesse et le désespoir qui s'emparèrent de moi, brisant toutes mes forces... Mon loup se réveilla et commença à pousser un hurlement lugubre. En l'entendant, les loups du voisinage accoururent et se mirent à tourner autour des rochers, en quête de cadavres oubliés. Je me jetai sur les pierres, prêt à les dévorer pour en sortir mes morts. Si Hajir et mon fils n'avaient pas été avec moi, j'aurais accédé à l'appel pressant d'un éternel oubli.

Après sept jours de funérailles muettes devant le tombeau de ma tribu et de ma femme, je m'assis sur le rivage, soulageant la douleur de mon pied amputé dans l’eau froide. Je regardais mon fils endormi à côté de moi. Hajir venait de l'allaiter avant de retourner dans sa fiole. Le soleil de juin se levait nonchalamment derrière les Alpes qui se dressaient de toute leur hauteur sur la rive opposée. Il prenait son bain matinal dans une eau bleue dorée.

Soufflant du sud, une douce brise faisait légèrement frissonner la surface du lac. Elle poussait des nuées d'hirondelles chargées du sable des déserts et de la pourriture des marais et des mers.

Jamais, dans ma vie, je ne m'étais senti si seul. Il ne me restait qu'un rêve de retour impossible. J'étais consumé par le feu de la nostalgie pour Azara et pour Carthage... pour le Golfe, mon navire et ma vie de pirate... pour mon village, pour les marais, pour mes petits frères. En regardant mon fils, je pensais au destin qui l'attendait en ma compagnie. J'étais étranger sur une terre dont les habitants eux-mêmes étaient des étrangers: Germains, Helvètes, Gaulois... des tribus affamées s'entretuant pour un bout de terre où vivre; Romains, Etrusques et Carthaginois... des armées bardées de civilisation se battant pour le pouvoir et le prestige. Je ne voyais plus dans la nature que sa colère, son avarice, ses glaces, ses épidémies et ses loups excités par l'odeur de la mort.

Je me levai, m'appuyant sur mon pied de bois, serrant contre moi ma fiole et mon fils enroulé de hardes. Je marchai jusqu'à une petite barque. Je m'y étendis, le visage tourné vers le ciel limpide et bleu. Que notre barque, poussée par le vent du sud, nous emporte où elle voudrait...

Lorsque j'ouvris les yeux, j'étais seul sur le rivage. Adam et la fiole avaient disparu. Ils m'avaient laissé seul, ce dimanche matin de printemps. Les nuages s'étaient dissipés. Les cygnes évoluaient nonchalamment par petits groupes. Les deux couples d'arbres me surveillaient de leur hauteur, comme des serviteurs fidèles attendant mes ordres. Lorsque je me levai, je sentis une douleur inhabituelle à mon pied gauche. Je m'éloignai en boitant sur les quais.


 


CHAPITRE SIX

La vie de Seigneur de l’univers

 

Je vous ferai entrer, sans autre préambule, dans le chapitre où Adam exprimera ouvertement le désir de libérer Hajir. Je l'avais pressenti. Adam n'avait pas changé, malgré l'isolement dans lequel il avait vécu ces sept dernières années. En plongeant dans l'univers de sa houri, il était redevenu ce prophète qui veut modifier le cours de l'histoire et corriger les lois de l'existence. La femme à la fiole lui apparut comme une prisonnière, esclave de son éternité, qui ne connaissait de la vie que les plaisirs et les souffrances de ses amants. Elle naissait avec eux et mourait avec eux, sans avoir le droit de goûter aux joies et aux peines de la vie. Adam la fit lire et la fit suivre les nouvelles du monde. Au fil des jours, les récits de Hajir s'enrichissaient d'autant de désirs et de questions.

Nous décidâmes de faire l'impossible pour la libérer du charme de la fiole. Nous étudiâmes la possibilité de révéler publiquement sa situation et de demander l'aide des personnes compétentes. Mais nous dûmes vite abandonner cette idée par crainte de la mettre en danger. Les spécialistes, chirurgiens, chimistes et autres magiciens allaient se livrer à toutes sortes d'analyses et d'expériences sur son corps. Les journaux, les maisons de mode et de publicité, les producteurs de cinéma, sans compter les aventuriers et les inventeurs, allaient se l'arracher pour faire d'elle le symbole éternel de leurs rêves déçus. Elle deviendrait peut-être l'objet d'un litige entre les Etats qui se battraient pour le droit de la posséder. Et nous perdrions jusqu'à sa trace.

A tout cela, nous dîmes non. Nous nous mîmes alors à consulter les sorciers, les mystiques, les astrologues, les métaphysiciens, sans leur dévoiler les détails de notre problème. Nous contactâmes les membres de sectes indiennes et asiatiques à Genève, Paris, Londres et Berlin : des bouddhistes, des hindouistes, des adeptes de Bagwan et de toutes sortes de religions, anciennes et modernes. Adam passait tout son temps à correspondre avec des soufis et à feuilleter les vieux livres arabes traitant de mystique, de médecine et de magie. Nous lûmes tous les livres que nous trouvâmes sur les civilisations du Proche-Orient ancien, sur les religions des peuples sémites et les tribus du désert. Nous contactâmes des ascètes et visitâmes tous les couvents entre le Jura et les Alpes.

Rien. Toujours rien. Une seule conclusion s'imposait: il fallait retourner au désert. C'était là que le problème était né. C'est là que nous pourrions le résoudre. Seuls les sages du désert possédaient la clé du mystère. Nous nous demandâmes alors où aller dans ce désert qui s'étendait du Yémen jusqu'en Syrie, et du Sinaï jusqu'aux rives atlantiques du Sahara.

Pendant des nuits et des nuits, Hajir partagea notre désarroi. Au début, nous nous moquâmes d'elle lorsqu'elle nous conseilla de contacter le même vieux sage qui l'avait mise dans la fiole. Mais elle finit par nous convaincre. Elle était absolument sûre qu'il était éternel. Seul un être éternel pouvait dispenser l'éternité. Mais où le trouver? Hajir ignorait le nom du désert où elle l'avait rencontré. Les conditions de son voyage de deux ans avec le roi Tammouzi ne lui avaient pas permis de distinguer les différents déserts qu'elle avait traversés ni de retenir leurs noms. Par contre, elle était capable de nous décrire les lieux de façon détaillée. Elle disait qu'il y avait une montagne rouge, que le sable et les rochers avaient l'éclat du cuivre.

Adam se battait avec le temps pour libérer sa houri. Je ne sais pourquoi son obsession grandissait à mesure qu'il voyait l'enfant grandir dans le ventre de sa femme. Il était convaincu qu'il avait raison. Comme si Hajir avait passé des milliers d'années à attendre le jour où il viendrait la délivrer de son éternité, comme s'il s'agissait de la délivrer de la mort. Mais, en réalité, ne voulait-il pas la rendre mortelle comme lui? Il était comme tous les sauveurs qui, inconsciemment, cachent des germes d'égoïsme dans les profondeurs de leur nature pure et sincère.

Durant les nuits que je passais avec Hajir, je tentais de la convaincre de refuser le projet d'Adam. Mais il lui avait communiqué son enthousiasme. Elle ne rêvait que de vivre comme une femme contemporaine dont elle s'était forgé une image à travers les livres, les films, les journaux et les récits d'Adam. Etait-ce pour contenter son amant qu'elle acceptait de sacrifier cinq mille ans de souvenirs et de passion, et les délices de milliers d'années à venir ? Adam lui avait appris comment me mettre en colère : elle disait que ce n'était pas par amour que je voulais qu'elle reste éternelle, mais pour préserver mon autorité sur elle et pour mieux la posséder.

Nous procurâmes à Hajir tous les livres illustrés que nous pûmes trouver sur les déserts arabes et les plaines désertiques qui s'étendent à l'est de la Méditerranée. Nous passions des heures à lui faire regarder des photos. Elle essayait de se souvenir des endroits où elle avait passé. D'abord, nos présomptions se portèrent sur la région de Pétra, non loin du golfe d'Aqaba, à cause de ses rochers rouges. Mais Hajir reconnut le site et se souvint qu'ils y avaient rencontré un ascète, avant de poursuivre leur route. Après des nuits de controverses et de recherches minutieuses, nous arrivâmes à la conclusion sûre et certaine que l'endroit recherché était le Sinaï. Ses rochers et ses montagnes étaient rouges. Il reliait l'Asie à l'Afrique. C'était là que convergeaient toutes les tribus et les caravanes du désert. C'était, depuis la plus haute antiquité, le refuge naturel des ascètes et des hommes pieux de l'Egypte, du croissant fertile et de la péninsule arabique.

Il ne nous restait plus qu'à aller au Sinaï. Nous passâmes des semaines à résoudre les problèmes financiers et administratifs. Nous nous procurâmes les visas et l'argent nécessaires et préparâmes des cartes, des plans et des études spécialisées sur le Sinaï.

Dans la ville d'Ismaïlia, sur le canal de Suez, nous rencontrâmes notre guide, Moussa[29]. Il était originaire d'une de ces tribus arabes, émigrées de Palestine après 1948, qui avaient conservé un christianisme empreint de la spiritualité du désert. C'était un jeune homme à la peau brune, aux traits sculptés, au large menton, aux yeux perçants comme ceux d'un faucon.

Le matin, Moussa nous amena une jeep, tout un attirail de voyage, deux poignards et un revolver. Il démarra. Nous nous enfonçâmes avec lui dans le soleil qui sortait, en rampant, des profondeurs du désert. Peu avant le départ, à l'insu de Moussa, nous avions sorti la femme à la fiole.

Après avoir laissé errer son regard dans le ciel, elle nous désigna un nuage qui faisait route vers le sud-est. Ce nuage devait, selon elle, nous amener auprès du sage d'éternité.

Pendant sept jours, nous voyageâmes dans l'ombre de ce nuage. Il nous entraînait au milieu des loups et des tempêtes de sable qui déchiraient notre tente, éteignaient notre feu et nous recouvraient de poussière rouge. Nous traversâmes quelques petites bourgades, dépassâmes des caravanes qui nomadisaient là depuis la nuit des temps. Nous passâmes devant des monastères coptes et des camps militaires. Nous traversâmes des collines, des montagnes et des plaines qui débouchaient sur d'autres plaines à perte de vue. A la lumière du couchant, nous éprouvions un mélange d'orgueil et de petitesse devant le spectacle de la fusion du ciel et de la terre. Nous étions semblables à des embryons surgis de leur union. Combien de prophètes et

de sages étaient-ils nés de cette rencontre, dans le silence de ce néant originel que le souffle du vent transforme en hymne à l'éternité ?

Cette nuit-là, je me souviens, nous avions campé là où notre nuage nous avait conduits, non loin du mont de Moïse et du mont Sainte-Catherine, où se trouve un monastère copte habité par des moines et un dieu bédouin. Nous étions morts de fatigue, les nerfs à fleur de peau. Selon la règle que nous avions établie, deux d'entre nous dormaient pendant que le troisième montait la garde avec le revolver. Nous nous relayions toutes les deux heures.

Vers onze heures, ce fut mon tour. Mes compagnons s'étaient endormis. Toute la soirée, nous avions écouté les récits de Moussa, dans lesquels temps et lieux s'entrecroisaient avec une liberté qui ne connaissait pas de limites. Il y avait le récit de l'imposteur borgne, ce démon égorgeur des croyants, que seul Jésus pourra tuer à la fin des temps. Le récit de Gog et Magog qui abattraient la muraille du monde pour envahir la terre et répandre la corruption. En pointant le doigt vers la montagne rouge à l'ombre de laquelle nous avions dressé notre tente, il nous dit que c'était le mont de Moïse. C'est de son sommet que Moïse avait parlé à Dieu. Si l'on voulait que Dieu exauce notre demande, il fallait y monter, prier, et demander le pardon de nos fautes. Et lorsqu'une étoile filante étincela furtivement dans le ciel avant de s'éteindre, Moussa adjura Dieu et maudit Satan. Les étoiles filantes, nous dit-il, n'étaient rien d'autre que des boules de feu que les anges lançaient contre le diable lorsqu'il tentait de s'approcher des portes du ciel.

Ma montre marquait minuit. J'étais assis dans la voiture. Mes compagnons dormaient devant la tente, à quelques pas. Dans la torpeur fraîche de la brise, je contemplais, fasciné, ce ciel débordant d'étoiles qui voletaient çà et là, lumineuses comme des fléchettes de feu dans une fête du silence. Des images tirées de mes souvenirs défilaient dans mon imagination comme la bande d'un film qu'on aurait coupée et recollée au hasard.

Derrière la montagne, la lune apparaissait, toute proche. Elle semblait se reposer sur le sommet, enveloppant toute la contrée de sa lumière. J'aperçus deux points brillants, à faible distance. Sur une pierre pointue, une longue serpente tachetée dressait sa petite tête en me fixant de ses yeux étincelants. Malgré ma frayeur et mon dégoût, je me laissai gagner par une trouble attirance. Sans le vouloir, je tendis la main vers la fiole cachée dans la boîte à l'avant de la voiture. Je l'attachai à mon épaule et resserrai mes doigts sur la détente du revolver. Puis je me vis poursuivre cette serpente qui escaladait en rampant un escalier rocheux. De temps en temps, elle s'arrêtait et tournait vers moi ses yeux lunaires. Je m'étonnais de n'éprouver ni dégoût ni peur, mais plutôt une sorte de convoitise et d'envie de rire; car le corps de la serpente ondulait sur les rochers mouillés d'une pâle lumière, tantôt comme un bébé qui rampe, tantôt comme une belle qui se déhanche.

Je ne sais pas combien de temps passa. Un certain moment, je la vis s'arrêter à l'entrée d'une grotte d'où filtrait la lueur d'une bougie. Après m'avoir toisé du regard, la serpente se glissa à l'intérieur. A mesure que je me rapprochais de l'entrée, une odeur d'encens me chatouillait les narines. Les pensées s'entrechoquaient dans ma tête : était-ce une base militaire, un repaire de brigands, une simple habitation ? J'inspirai profondément puis expirai avec force. Comme pour inspirer du courage et expirer ma peur. Je resserrai autour de moi l'attache de ma fiole et mes doigts se crispèrent sur mon revolver. Puis je m'avançai.

Je me trouvai brusquement debout devant une large ouverture. Un vieux sage était assis là, juste devant moi. Il semblait m'attendre. Ouvrant les yeux, il me lança un regard affectueux, comme s'il avait l'habitude de me voir. Je restai cloué sur place, le souffle coupé devant la correspondance étrange entre ce lieu et le souvenir que j'en avais. Je me l'étais représenté plus d'une fois lorsque Hajir m'en faisait la description. Mais la ressemblance était telle qu'il me semblait l'avoir déjà vu de mes propres yeux. A quelques mètres, au milieu de la cour, le sage se reposait sur une natte de palmes, appuyé contre le tronc d'un vieux chêne dont les branches feuillues s'avançaient jusque dans les recoins obscurs de la grotte. Il portait une ample tunique blanche et propre. Son crâne à moitié chauve était recouvert d'une calotte ajourée, de couleur blanche. Ses traits me rappelaient cet étrange vieillard qui rendit visite au père d'Adam le jour de son agonie. Avec son visage brun, sa barbe et ses cheveux argentés, il ressemblait à un saint ou à un prophète de tableau populaire. Assis en tailleur, il remuait les lèvres au rythme du cliquetis des perles noires de son chapelet, qui s'entrechoquaient en lançant des éclairs verts.

«Que le salut soit sur vous !» lui dis-je tout en essayant de dissimuler mon pistolet sous ma chemise. J'entendis un murmure. Une perle tomba, cependant que ses traits esquissaient comme un sourire. Lorsque je m'assis en face de lui, je distinguai dans ses yeux une couleur de miel, une couleur translucide qui vous entraînait dans la torpeur de l'enfance comme le courant vous entraîne vers le large.

A cet instant, j'eus l'étrange conviction qu'entre ce sage et moi, il n'y avait qu'un seul langage possible : le langage de l'extase qui transcende le monde sensible. Ses traits, ses regards, sa personne même parlaient une langue universelle qui s'adressait à une partie inconnue de mon être. Sans voix, sans mots, notre conversation était celle d'un cœur à un autre cœur. Elle était pleine de reproches, de tendresse, d'admonestations et de questions.

Lorsque je posai la fiole devant lui, les perles de son chapelet continuèrent à s'entrechoquer dans un cliquetis auquel faisaient écho les mots indistincts qui s'échappaient de ses lèvres en une psalmodie primitive. Puis il entoura la fiole avec son chapelet et l'attira entre ses mains. Il se mit debout et se dirigea de sa démarche pesante vers les profondeurs de la grotte où il finit par disparaître.

Rampant jusque vers la natte, je m'assis à sa place et m'appuyai contre le tronc du chêne. Il n'y avait dans cette grotte que des feuilles de papier, des livres et des tablettes de terre cuite, rangées sur des rayonnages de pierre ou éparpillées sur le sol. On distinguait l'écriture cunéiforme sur les tablettes, l'écriture copte sur les papyrus, et les écritures araméennes, syriaques, arabes, grecques et latines sur les morceaux de cuir et de tissu. Il y avait aussi des livres jaunis, des Evangiles, des Torah, des Talmud, des Corans, des livres de sagesse et de mystique, des recueils de poésie.

De temps en temps, le chêne laissait tomber des feuilles mortes. Le souffle du vent, qui s'engouffrait du dehors, les précipitait vers les profondeurs de la grotte. Chacune de ces feuilles avait l'apparence d'un homme. Il y en avait de toutes les races, de tous les âges, de toutes les formes. Au moment où la feuille jaunissait et se desséchait, l'homme qui s'y trouvait agonisait et son image s'effaçait.

Sur une branche qui s'étendait jusqu'à l'entrée de la grotte, je vis deux feuilles isolées qui se balançaient dans la lumière de la lune. L'une était verte et inondée de rosée. Elle avait l'apparence de Hajir. L'autre était à moitié jaunie et son extrémité était desséchée. Elle avait l'apparence d'Adam.

Je laissai dériver mon regard à la recherche de ma feuille. Les branches donnaient naissance à d'autres branches, les rameaux à d'autres rameaux. Où était la feuille de ma vie? La tête me tourna comme si j'étais assis sur un roc entouré par l'abîme. Une douce torpeur m'envahit. Je me recroquevillai sur moi-même, fermai les yeux et me collai tout contre le chêne. Je m'insinuai à travers l'écorce de son tronc et coulai jusqu'à ses racines, dans un labyrinthe de lumière et d'obscurité. Je retournai à l'origine de toutes les origines, au commencement de tous les commencements... jusqu'à mon essence première :

Je suis le temps indissoluble. Je suis l'être absolu. Je suis l'éternité de toutes les éternités... Le plaisir est mon obsession. C'est lui qui me poussa à me créer moi-même et à devenir l'existence absolue. Le plaisir, c'est le mouvement. C'est l'harmonie entre la fusion et la séparation, entre l'approche et l'éloignement. C'est l'existence et la vie mêmes. C'est l'accord des contraires. L'harmonie parfaite entre la pénétration et le retrait, entre l'ouverture et la fermeture, fait jaillir le plaisir extrême, le frémissement de la volupté: c'est à ce moment-là que l'amour pur et l'existence parfaite se réalisent.

Je suis la fusion totale. Je suis une perle. C'est moi qui la crée et c'est par elle que se parachève ma création. Toutes mes parties sont mêlées au sein de cette perle : ma lumière et mes ténèbres, ma dureté et ma souplesse, ma netteté et mon trouble. Je suis le silence, la léthargie et l'oubli absolus. Je suis l’immobilité et la mort. J'échappe à l'espace et au temps.

Pendant des ères innombrables de mon existence, je reste prisonnier au sein de ma perle. Mais, peu à peu, un curieux désir me gagne de combattre mon inertie et ma fusion. Ma surface lisse et douce m'écœure. La dureté de mon noyau m'étouffe. Je suis à l'étroit dans mon enceinte de perle qui brime ce désir étrange et nouveau : ce désir de bouger et de me démener dans une existence sans limite, de m'élancer vers des horizons inconnus ! Je lutte contre mon inertie et ma fusion. Je m'enroule autour de moi-même, accumulant des désirs grandissants de mouvement.

Dans un instant d'ennui intense, une colère sacrée monte en moi. Tout ce que mon être recelait de révolte et de besoin de liberté se concentre dans mon noyau, avec une intensité surprenante...

J'explose! J'explose avec une telle violence que je suis déchiqueté en morceaux innombrables. J'ai l'impression que je ne cesserai jamais de me pulvériser en particules fissibles à l'infini. Je vais me volatiliser dans l'inconnu.

Moi, la perle étincelante, j'éclate en une multitude fabuleuse de planètes, de galaxies et d'univers. Je projette loin de moi des lambeaux de matière et des corps gigantesques. L'existence devient un feu d'artifice de mouvements perpétuels, de lumières fascinantes et d'explosions ininterrompues.

Je découvre que j'existe. Je bouge, je trouve du plaisir à palper mon être. Je joue avec mon existence, je m'amuse avec mes morceaux dispersés. Je tourne autour de moi-même, je me repousse et je m'attire, je me replie et me déplie, je me donne et je me reçois. Je suis le plaisir, le frémissement voluptueux et créateur de l'existence. Je fais exploser cette étoile, j'éteins celle-là. J'en fais se télescoper d'autres, ou je les fais se détacher l'une de l'autre. J'éteins des soleils, j'en allume d'autres. Je change la forme de mon être élastique à mon gré. Je sertis mon corps d'étoiles, je pare mon visage de lunes. Je choisis la nuit pour me reposer et contempler mon image dans le miroir de mes profondeurs. Je choisis le jour pour m'amuser et exercer ma puissance sur mes éléments.

C'est ainsi que je passe de longues ères à jouer avec moi-même et à jouir de mon pouvoir sur mes composantes. Mais, imperceptiblement, mon plaisir s'émousse. L'ennui se propage en moi et grandit. La répétition du plaisir dilue ma jouissance, étouffe mes soupirs d'étonnement. L'ennui est l'ennemi du plaisir. Il naît de la répétition, d'un dérèglement de l'harmonie des contraires, d'un excès de rapprochement jusqu'à l'immobilité et l'ensevelissement, ou d'un excès d'éloignement, jusqu'à l'égarement et la dispersion. Dans la fusion, je m'ennuie. Dans la séparation, je m'ennuie. Je ne trouve du plaisir que dans l'harmonie de mon hésitation entre les deux.

En m'examinant, je vois que mes composantes planétaires s'éteignent et refroidissent. Puis elles se solidifient, durcissent, et prennent l'aspect de boules colorées qui tournent sur elles-mêmes et autour de soleils aux flammes desquels elles se réchauffent.

Une de ces planètes retient mon attention. Qu'est-ce qui m'attire en elle ? Ses couleurs fascinantes, sa forme séduisante ? Ou, peut-être, parce qu'elle occupe un point stratégique de mon être, la tête ?

Cette planète Terre me sauve de l'ennui. Elle est pour moi un lieu fertile où mes désirs peuvent s'épanouir. Je la palpe, la soigne, exerce sur elle ma fantaisie et mon imagination. Je lui insuffle mon souffle créateur, je l'arrose de mes eaux fertilisantes. Je divise les mers, je ramifie les fleuves. Je creuse les vallées, je construis les montagnes. Je rase des terres pour en faire des déserts chauves, je plante des forêts sur d'autres terres.

Je m'entiche de cette planète Terre. Elle est ma consolation, l'objet de ma convoitise. Je caresse ses montagnes arrondies, hume ses forêts odoriférantes. Je trempe mon esprit dans ses mers et dans ses fleuves. J'erre dans ses déserts sauvages. Quand la fatigue me gagne, je vais me rafraîchir dans ses étendues glacées. Puis je les fais fondre et se condenser en nuages que je souffle dans les airs.

La planète Terre me donne le plaisir de percevoir la beauté. Elle me donne aussi un plaisir plus élevé et plus sensuel, celui de percevoir la vie et de la posséder. Je ne connais rien de plus plaisant que d'observer comment la vie se développe sur la terre : les arbres, les plantes, les poissons, les insectes se fécondent, s'engendrent et se multiplient. Puis ils perdent leurs forces, s'étiolent et finissent par mourir. Quelle merveille !

C'est un plaisir de construire et de détruire, de créer et de faire périr, d'accorder la vie et de la ravir. C'est le plus grand plaisir que le pouvoir puisse donner. Je perçois mon éternité au travers de la vie et de la mort de mes créatures.

Mais je ne m'arrête pas là. Je vais toujours de l'avant. Je crée les animaux doués de sensibilité, pour qu'ils comprennent ce que je fais d'eux. Ils sont joyeux ou tristes, ils tremblent de peur, ils souffrent ; ils ont faim ou jouissent d'avoir le ventre plein. Plus important encore: ils sentent la mort et la craignent. Baleines, reptiles, carnassiers, oiseaux... ils sont tous en mon pouvoir. Ce sont mes créatures. Elles me font percevoir ma générosité et mon avarice. Ma compassion et ma tyrannie. Je les fais vivre et mourir à mon gré. Ils sont mes humbles serviteurs, et mes grandioses créatures.

La planète Terre : c'est moi qui la crée et c'est par elle que ma création se parachève. Grâce à elle, je comprends comment je suis fait. Je suis un corps gigantesque: le système solaire, c'est ma tête. La terre, c'est mon cerveau, le refuge de mon imagination, le siège de mes obsessions et de mes rêves, le siège de la perception du plaisir.

Le développement de la vie sur la planète signifie le développement de mon imagination dans ma tête. Les êtres vivants sont mes cellules pensantes. Tout ce que font les plantes et les animaux ne sont que des images engendrées par mes cellules.

Avant que l'homme ne prenne place dans ma tête, les animaux représentaient mes pensées les plus élevées : faibles et paisibles, mais aussi sauvages et féroces. Mon plaisir atteint son paroxysme lorsque je vois et entends mes cellules animales se livrer à leurs instincts dans ma tête. Les glapissements plaintifs et les soupirs de l'amour, les râles des victimes égorgées, dévorées par des bêtes affamées.

Mais les animaux commencent à m'ennuyer. Certes ils éprouvent la joie et la souffrance, l'amour et la haine, la peur et le courage. Mais ils ne connaissent de l'existence que le petit territoire qu'ils habitent. Ils s'engendrent, vivent, se dévorent, meurent et deviennent poussière, sans penser, un seul instant, qu'ils sont une parcelle d'une existence qui les dépasse. Leur naissance est mon désir, leur vie ma fantaisie, et leur mort ma lassitude.

L'ennui s'insinue à nouveau en moi comme un mal sournois. Je pourrais peut-être exploser encore une fois, et trouver dans un autre destin un plaisir nouveau. J'ai peur de moi, de ce que je pourrais faire contre moi. Mon envie va s'accumulant pendant des siècles et des siècles. Et soudain, voilà que je fuse en une suite ininterrompue d'explosions: volcans, tremblements de terre, déluges, ouragans effacent de la planète de mon imagination les cellules abruties... ces créatures qui m'horripilent, inconscientes qu'elles sont de ma toute-puissance.

La terre se colore du sang de ma férocité. Les mers et les nuées prennent la couleur de mon sang. Je vide en elles le refoulement de siècles d'ennui.

Ma colère finit par se calmer, mes explosions s'espacent. Les tempêtes s'apaisent, les ténèbres rouges se dissipent. Les mers retournent dans leur bassin et les fleuves dans leur lit. Mon soleil déverse ses rayons enflammés sur la boue de ma terre imprégnée de mes créatures.

Des êtres étranges jaillissent de la boue. Ils poussent comme des champignons et s'allongent sous le soleil pour se sécher. Après quelque temps, ils durcissent, prenant les formes animales les plus belles que j'aie jamais vues.

Je prends du plaisir à observer ces nouvelles créatures. Je leur prescris de croître. Je leur ajoute des couleurs de mon invention. Je corrige ce doigt. Je durcis ce sein. Je change la place des oreilles, j'affine les narines. J'allonge le menton, j'arrache les poils, j'arrange les deux sexes pour qu'ils puissent mieux s'imbriquer l'un dans l'autre et se féconder.

Ce sont mes nouvelles créatures. Elles sont grandioses. Issues de l'explosion d'un besoin inépuisable de plaisir. Issues de ma colère, de mon désespoir, de mon aspiration à la beauté parfaite et à l’harmonie absolue. Je leur attribue les facultés les plus évoluées de mes anciens animaux: la fidélité du chien et la ruse du renard, la férocité du tigre et la douceur de la gazelle, la rapidité du faucon et la nonchalance du pigeon, l'importunité du microbe et l'efficacité de l'abeille, la naïveté du poisson et l'intelligence du singe, la laideur de la pieuvre et la beauté du cheval... Puis je leur insuffle mon souffle créateur.

L'Homme est né.

Il est le parachèvement de ma création. La plus noble de mes inventions. Les cellules les plus évoluées et les plus accomplies de ma tête. Il est créé à mon image. C'est un échantillon remarquable de ma constitution. Je le distingue parmi toutes mes créatures. Je mets en lui la plus grandiose de mes facultés : l'imagination. C'est la reine des pensées, qui s'élève au-dessus du visible et du sensible. Elle est remémoration du passé, conquête du présent, présage du futur. Mais le plus important est que l'homme perçoit mon existence. Il se la rappelle, il l'analyse, il la proclame. L'homme me craint, il me construit des temples, il me présente des sacrifices, il compose sur moi des mystères et des mythes. C'est en mon nom qu'il propage l'amour et la fraternité, qu'il vénère la justice et le droit. C'est en mon nom qu'il déclare la guerre, sème la dévastation, verse le sang et exerce la tyrannie. Pour l'homme, je suis le symbole du bien lorsqu'il fait le bien. Et je suis aussi le symbole du bien lorsqu'il fait le mal. Mon plaisir est son paradis, mon ennui est son enfer, mes caprices sont ses démons.

Par l'homme, je parachève ma création, je discerne clairement mon existence, je suis capable de raconter mon histoire. Par l'homme, je permets aux créatures de s'élever, d'inventer, de créer et de donner. Par l'homme, je deviens moi aussi homme, éternellement affamé de connaître, de dévoiler les mystères, d'éclairer l'obscurité. Je passe mon existence entre réponses et questions, entre certitudes et doutes, entre rapprochement et éloignement. Dans le doute et la question, j'ai peur et je m'éloigne. Dans la réponse et la certitude, j'ai confiance et je me rapproche. La réponse me conduit à la question. La question me conduit à la réponse. C'est le plaisir issu du mouvement perpétuel de la connaissance.

Les facultés de mon imagination se développent sans cesse. Mes mondes se diversifient. Je compose l'histoire avec passion : je fais naître et mourir les peuples, les Etats et les religions. Victoires et migrations, découvertes et révolutions sont pure fantaisie dans ma tête. L'humanité ne comprend pas ce qu'elle est véritablement : des peuplades de cellules soumises aux lubies de mon existence. Sa lassitude vient de la mienne, son plaisir vient du mien. Elle vit, meurt et se renouvelle dans mon imagination.

Le bonheur que me procure ma nouvelle créature ne tarde pas à se ternir. Ce n'est pas seulement l'ennui qui me gagne. C'est un déluge de doutes et de questions qui entament la foi que j'avais en ma propre histoire. Puissé-je n'avoir jamais créé l'homme ! Il me fait perdre la croyance en l'absolu de mon existence. Suis-je vraiment son Créateur?

Mon embarras va croissant à mesure que l'homme s'enfonce dans le labyrinthe des questions et des réponses. Plus il accumule les découvertes, plus il doute, et plus il a envie de se révolter contre mon pouvoir, comme ces sujets qui, lorsqu'ils sont trop instruits des secrets de leurs maîtres, ne songent qu’à comploter contre eux et à les trahir.

Comment ma créature peut-elle si facilement me désobéir? N'est-elle pas une partie de moi-même? Un membre peut-il rejeter le reste du corps? L'homme n'est-il pas qu'imagination dans ma tête? Sa vie se déroule entièrement dans mon esprit. Ses pensées sont le reflet des miennes. Le problème réside donc en moi-même... C'est parce que je doute de moi-même que l'homme doute de moi.

L'homme a été créé à mon image. Il possède un cerveau contenant d'innombrables cellules imaginantes. Comme moi, il crée ses mondes, ses peuples, ses rêves. Il crée dans sa tête une histoire complète, qui commence par le tourment de la séparation puis s'engage dans un mouvement perpétuel visant à recouvrer l'amour dans la fusion. L'homme est donc un absolu en miniature qui vit dans ma tête à moi, le grand absolu.

Une étrange présomption ébranle la certitude que j'ai d'être parfait et gâche le plaisir que je trouve à mon omnipotence : l'homme, avec toute la confiance qu'il a dans son intelligence, n'est qu'une cellule imaginante de mon cerveau. Or il ne comprend pas cette vérité, mais il la pressent, la fantasme seulement, sans jamais la toucher, sans jamais s'en assurer véritablement. Dans ce cas, comment être sûr que je ne suis pas comme l'homme? Est-il concevable que je sois moi-même une grande cellule qui se promène dans une existence dépassant mon entendement ? Je ne suis peut-être qu'une cellule imaginante dans la tête d'un absolu tellement plus grand et plus sublime que je ne peux même pas le concevoir. Toutes les étapes de mon existence ne sont qu'imagination dans la tête de ce grand absolu.

Alors, qui suis-je ?

Je ne suis peut-être rien d'autre qu'une cellule imaginante dans la tête de l'homme. L'homme est mon grand absolu et mon serviteur. Je suis son créateur car il vit en moi. Il est mon créateur car c'est grâce à son intelligence que j'ai pris conscience de mon existence. Il est l'intelligence de l'existence, sa composante la plus élevée, le stade le plus accompli d'harmonie entre les contraires : le masculin et le féminin, l'actif et le passif, la raison et les sentiments. L'homme est l'extrême volupté de l'existence. C'est dans un frémissement que ses deux premières cellules s'unissent. C'est dans un frémissement que sa vie s'épanouit.

Je suis l'homme. Je suis le tout. Je suis l'absolu. Je suis la vie: le désir du corps de bouger, de s'élancer vers l'inconnu. Je suis la mort : l'aspiration du corps à l'absorption et au repos dans les entrailles de la nature mère. Je suis l'amour: le désir des désirs, la quintessence de la volupté, la recherche du repos de la mort dans le mouvement et la chaleur de la vie. J'existe par l'accord de mes hésitations, par le contraste harmonieux entre mon humanité périssable et mon essence éternelle.

Moi, l'esprit de l'homme, je remonte des racines du chêne vers son tronc. Je me glisse de branche en rameau, de peuple en tribu. Dans les ramures du temps, des générations de feuilles naissent, verdissent, sèchent et meurent.

Je m'attarde parmi les tribus des marais et du désert. Je me fixe dans une feuille. J'y fais l'amour, construis des digues, creuse des canaux, édifie des villes, des temples, des tours, des pyramides. Je cultive, façonne, parle, écris, fais la guerre. J'affronte des inondations, des épidémies, des invasions ennemies. Ma feuille vit et revit, encore et encore. Elle meurt, encore et encore... Elle tombe dans un gouffre profond. Elle tombe, tombe et tombe encore jusqu'à ce qu'elle heurte le sol.

Je me retrouvai étendu de tout mon long. J'étais seul, inondé par la lumière rouge du couchant. Le ciel était éclaboussé de couleurs et de fragments de nuages comme une femme au visage fardé. Des cris lointains résonnaient dans la vallée. On criait mon nom. Je me levai, en proie à la terreur, palpant mon corps à la recherche d'une fracture ou d'une blessure. Mais j'étais intact, de même que mes vêtements, mon revolver et ma fiole, appuyée contre une pierre. A côté d'elle, se trouvait un flacon rempli d'un élixir vermeil.

Les cris d'Adam et de Moussa déchiraient la vallée. Ils sillonnaient la contrée à ma recherche. Je cachai la fiole et le flacon dans mon sac et partis à leur rencontre. Devant Moussa, j'inventai une excuse. Le sommeil m'avait brusquement terrassé lorsque je m'étais appuyé contre un rocher au pied de la montagne.

Quand je me retrouvai seul avec Adam, je lui racontai ce qui m'était arrivé pendant la nuit. Il ne m'aurait pas cru s'il n'avait pas vu le flacon. Plus tard, Hajir nous expliqua comment la libérer de l'éternité. Lorsqu'elle aurait quitté la fiole, nous devrions y verser l'élixir vermeil et bien la refermer. Ainsi elle serait à jamais libérée. Le sage lui avait dit que le liquide du flacon était l'élixir de l'éternité. Quiconque en boirait serait avalé par la fiole et connaîtrait le même sort que Hajir. Car la fiole exigeait d'être remplie par l'élixir de l'éternité ou par celui qui en avait bu.

Ainsi se termina notre voyage au Sinaï. Nous reprîmes donc le chemin de Genève. Les premières heures de la matinée, nous sillonnâmes toute la région, entre le mont de Moïse et le mont Sainte-Catherine. En vain. La grotte avait disparu et, avec elle, le nuage qui nous y avait conduit. Il n'y avait là que des pierres rouges. Notre guide y dénicha un œuf de serpent qu'il fourra dans son sac. Il comptait en faire un talisman pour chasser le mal et gagner le cœur des êtres chers.


 

CHAPITRE SEPT

La perte de la Fiole

et le voyage vers elle

 

De crainte de vous ennuyer, je ne vous narrerai pas la suite de ce récit dans tous ses détails. Ouvrons donc directement le chapitre «transitoire». Vous pouvez, si vous le voulez, considérer ce chapitre comme le dernier, puisqu'il paraît qu'à tout début il faut une fin. Comme vous allez le voir, ce chapitre est celui de la séparation, de l'absence et du départ.

Nous arrivâmes donc à Genève, impatients d'expérimenter le liquide salvateur sur notre houri. De l'aéroport, nous allâmes directement chez moi. Il était quatre heures de l'après-midi. Le soleil de juin lustrait le ciel du lac dont la surface vibrait de pulsations scintillantes comme les éclats d'un miroir. Après avoir fermé la porte de ma chambre, ouvert les fenêtres et tiré les rideaux, nous rangeâmes les coussins et brûlâmes de l'encens. Puis nous roulâmes une cigarette de haschich et préparâmes le Champagne et le raki syrien. Nous allumâmes des bougies dont les flammes dansaient au rythme du luth et du tambourin. Puis nous nous confiâmes au destin.

Je saisis le flacon tandis qu'Adam ouvrait la fiole qui tremblait dans la lumière vacillante. Etait-ce vraiment la dernière fois que notre houri sortait de sa fiole ? Du moment où l'élixir vermeil inonderait son monde d'éternité, elle serait happée dans notre monde périssable.

La voici qui paraissait devant nous, quittant sa fiole à jamais. Toutes les particules de son corps s'ouvraient à ce monde nouveau dans son ancienneté. Elle apparut, épanouie et fraîche. Elle refusa de mettre sa robe. Elle voulait vivre nue, comme un nouveau-né, ce moment où le cordon qui la liait à la fiole allait être coupé. Elle prit un verre de Champagne et but à la santé de nos retrouvailles éternelles. Puis, tirant une longue bouffée de cigarette, elle nous lança un regard brillant de sentiments ambigus. Elle nous dit que sa vie resterait liée à la nôtre jusqu'à la mort et qu'elle ne nous quitterait jamais. Je réprimai un fou rire à la pensée que cette houri était notre aïeule, la maîtresse de nos ancêtres depuis quelques milliers d'années.

Aucun de nous ne parla. On n'entendait que le son du luth et de la flûte. A travers nos regards qui se cherchaient et se fuyaient, nous tentions vainement de cacher nos sentiments. Dans le regard d'Adam, je lisais l'amour et les questions qu'il craignait de formuler. Quant à moi, j'étais la proie de pensées innombrables, comme un récepteur envahi par des centaines d'ondes. Grâce à Hajir, à son étrangeté et à ses prodiges, ma relation avec Adam était devenue plus profonde, plus complexe. Mes questions s'agglutinaient sur Adam comme les mouches sur le visage d'un enfant.

Le regard de Hajir brûlait d'impatience lorsqu'Adam saisit la fiole et me la tendit. Je l'ouvris et commençai à y verser l’élixir vermeil, aussi calmement que possible. Hajir, appuyée contre le mur, les yeux fermés, s'enfonçait dans l'inconscience tandis que le liquide coulait, mince filet étincelant sous la flamme de la bougie.

Quand j'eus fini, Hajir était toujours inconsciente, les paupières closes. Pour la première fois, je la vis en sueur. Des gouttes épaisses et visqueuses ruisselaient de son front et de ses aisselles. Elle vivait ce moment historique où elle se libérait de l'esclavage de l'éternité.

Je mis la fiole dans mon sac. Dans un même mouvement, exactement en même temps, Adam et moi posâmes la main sur Hajir. Son expression inhabituelle nous surprit. Elle avait l'air gênée. Un sourire anxieux se dessinait sur ses lèvres. Une fatigue humaine envahissait tout son corps.

A compter de ce soir-là, Hajir ne fut plus jamais la «femme à la fiole».

Avant que la catastrophe ne se produise, Adam rayonnait de joie, tirant un plaisir enfantin de son succès: il avait réussi à accomplir le désir de sa maîtresse en la libérant de sa fiole. Tout en la contemplant, il imaginait comment elle allait s'immerger dans la vie. Il sentait l'orgueil le gagner, comme un dieu émerveillé par sa créature. Il refusait de m'écouter lorsque je lui disais que Hajir perdrait à jamais son pouvoir de créer la volupté de l'éternité, qu'elle deviendrait une femme terrestre, esclave de la vie pour le meilleur et pour le pire, qu'elle serait tributaire du climat, des lois et des coutumes, que son plaisir ne résiderait plus dans la satisfaction de ses amants, que l'angoisse de la mort et de la maladie l'inciterait à mettre à profit chaque instant de sa vie. Elle allait aimer et haïr; elle serait jalouse et généreuse; elle s'appliquerait à maîtriser les conventions sociales et les règles de la politesse.

Mais Adam voyait déjà comment, munie d'un permis de séjour officiel, elle passerait son temps à étudier le français, à se chercher un logement convenable, à contacter des gens, à découvrir Genève et à s'adapter à la vie moderne. Elle ne laisserait pas passer un seul instant sans acquérir de nouvelles connaissances. Son plus grand plaisir serait d'apprendre. Ses dons pour l'histoire et les langues anciennes de l’Orient allaient se révéler au monde. Elle saurait toutes les langues de nos ancêtres, ses amants : les Sumériens, les Babyloniens, les Coptes, les Berbères, les Syriaques et les Arabes. Mais elle éblouirait aussi les gens par sa maîtrise du grec, du latin et du persan. Ses connaissances encyclopédiques de l'histoire des peuples de la Méditerranée orientale, de leurs légendes et de leurs coutumes attireraient l'attention. Elle mentirait en prétendant qu'elle les avait étudiées.

La catastrophe se produisit soudainement. Comme la foudre, elle brûla jusqu'aux racines de notre rêve. Qui aurait dit que la fin serait aussi rapide, aussi tragique et ridicule? Nous avions consacré les premières semaines à régler la question de son permis de séjour en tant que femme de notre monde. Après bien des efforts, nous lui avions procuré de faux papiers d'identité. Puis nous l'avions installée dans un hôtel, où nous lui avions appris comment elle devait répondre aux questions de la police. Enfin, nous avions chargé un avocat des démarches pour qu'elle obtienne un permis de réfugiée politique.

Un matin, nous étions allés la chercher pour qu'elle accompagne l'avocat à la police des étrangers. Mais elle ne revint pas. Nous l'attendîmes et la cherchâmes en vain.

Enfin, le soir, l'avocat nous téléphona. Il nous dit qu'ils allaient l'expulser... qu'ils allaient la chasser! Comme ça. C'était si simple et si tragique que nous n'y avions tout simplement pas pensé, pas même en guise de plaisanterie. Nous contactâmes les sièges des partis politiques et diverses organisations. Cela ne servit à rien. Comme si la force du destin avait envahi les cœurs de toutes les personnes qui avaient le pouvoir de l'expulser. Ils prétendirent qu'elle ne remplissait pas les conditions pour être réfugiée, que l'argument de la guerre n'était pas suffisant, d'autant plus qu'elle était une femme. Ils dirent que leur pays était surpeuplé d'étrangers, qu'ils étaient obligés de prendre de telles mesures. Ils dirent qu'ils étaient persuadés qu'elle n'était pas opprimée dans son pays. Ils dirent et ils dirent...

Nous étions soûlés par l'ampleur de la catastrophe. A l'aube, des nuages noirs couvraient le ciel de l'aéroport, lorsque nous aperçûmes Hajir entourée par les policiers qui la conduisaient jusqu'à l'avion. Elle n'entendit pas les cris hystériques d'Adam. Lorsqu'ils refermèrent la porte sur elle, les nuages devinrent autant de corbeaux noirs qui se posèrent sur l'avion, lé soulevèrent et l'emportèrent vers le ciel de l'absence.

Nous gardâmes le silence. Nous comprenions que même si nous avions essayé de parler, cela n'aurait servi à rien. La hache était tombée sur nos têtes. Les paroles ne pouvaient que l'y enfoncer plus profondément encore. L'oubli était notre seule issue. C'est ce que je dis à Adam. Mais, pour lui, oublier relevait de l'impossible. Car en lui jaillissaient des désirs bouillants auxquels se mêlaient la culpabilité et l'attente de la délivrance. La femme à la fiole, par son charme éternel, l'avait fait entrer dans le paradis de son rêve. En devenant mortelle, elle l'avait précipité à nouveau dans l'enfer de l'attente. Lorsque, tombant des hauteurs de son éternité, elle avait disparu dans le monde de l'absence, il s'était rué derrière elle. En poursuivant la houri de son paradis, il s'était cruellement meurtri.

Chaque nuit, il venait me trouver pour me confier sa détresse. Ses mots dessinaient autant de sillons sur son front. Il disait que nous étions des lâches. Nous aurions dû faire l'impossible pour la protéger. En les laissant l'expulser, nous l'avions trahie. Puis, il se frottait les yeux en disant que ce n'était pas le vin qui le fatiguait, mais les questions. Il passait toutes ses journées à tenter d'obtenir une quelconque nouvelle de Hajir. Il contacta en vain la Croix-Rouge et quelques lointaines connaissances qui se rendaient au pays. Rien, toujours rien, si ce n'est les nouvelles de la guerre.

Il passait son temps à grommeler et se noyait dans la contemplation de son cafard et de son désespoir. Lorsqu'il était ivre, il émettait une plainte qui allait en s'amplifiant. Parfois, il discourait comme un philosophe errant. Parfois, il dansait, ridicule et pitoyable. On aurait dit un drogué en manque. Il se drogua aux nuits de Genève, et à leurs frivolités limitées et répétitives. Sa passion s'exacerbait lorsqu'il rencontrait ses amis. Il s'étendait sur ses déboires et leur racontait par le menu l'histoire de ses ancêtres et les aventures qu'ils avaient vécues avec la femme à la fiole. Tant et si bien qu'ils finirent par se moquer de lui et par considérer qu'il était victime de fantasmes maladifs. Quant à son amour pour les femmes, il s'empara de lui jusqu'à l'obsession. Il tentait d'apaiser la faim de loup que la femme à la fiole avait éveillé en lui, avant de s'en aller et de se perdre dans les ténèbres de la terre ancestrale.

Jour après jour, je vis Adam rejoindre mon chemin. Il en arriva même à me dépasser. Il ne s'intéresserait plus à Marlyne ni à l'ordinateur, ni à son travail. Mais il passait ses nuits d'ivresse entre les dancings et les bars, cherchant en chaque femme sa houri.

Un samedi soir, il traîne de bar en verre et finit dans une grande salle. Une musique assourdissante résonne au milieu de la foule des danseurs. C'est un bal costumé. Les gens portent des masques d'animaux, des couronnes, des costumes de princes arabes, de guerriers romains et de chasseurs d'époques révolues.

Déjà ivre, Adam fait cependant un effort pour ne pas boire trop vite. Il ne veut pas que le vin le terrasse et que sa nuit soit gâchée. Il regarde la foule animée d'un mouvement perpétuel. Des filles et des garçons s'élancent sur la piste de danse, se perdant dans des abîmes obscurs déchirés par des éclairs lumineux. D'autres quittent la piste, ruisselants de sueur.

Adam prend un air grave. Il laisse ses regards errer sur les corps des danseurs et des danseuses avec narcissisme, semblant puiser en eux son orgueil d'exister. Ses regards se focalisent sur une femme. On dirait qu'il la connaît. Ses vêtements sont parsemés de fleurs et de papillons. Sa blouse courte découvre ses bras délicats, sa taille fine et son nombril appétissant. Son pantalon moule ses cuisses et ses fesses rompues à la méchanceté. Comme une jument fougueuse, sa tête oscille de-ci, de-là, en harmonie avec ses formes opulentes.

Adam se demande où il a vu cette femme. Il commence par Marlyne et Hajir, remonte jusqu'à Iman... lorsque surgit devant lui, éclatante comme un jour de neige, cette prisonnière qui n'avait jamais quitté son esprit. Il la voit qui se libère de ses liens et s'échappe de la salle d'interrogatoire de sa tête. Les mouvements de cette femme réveillent en lui une envie féroce: qu'il la dévore et qu'elle le dévore, comme deux serpents qui, se mangeant la queue, finissent par s'absorber entièrement l'un l'autre. Les regards d'épervier qu'elle lance alentour font sourdre sur la peau d'Adam une sueur brûlante. Il sent de légers picotements dans tout son corps. Un frisson le parcourt de la tête jusqu'au bas du dos. Des vagues de plaisir et de douleur s'entrechoquent en lui et le submergent.

Un éclat de rire tout proche le fait remonter à la surface. Un garçon et une fille le saisissent par derrière, et lui disent en plaisantant : «Ta queue est super... on dirait qu'elle est vraie !» Se retournant sur eux, Adam voit qu'ils tiennent entre leurs mains une queue longue et épaisse. Ce n'est pas une imitation. Recouverte de poils drus, son extrémité cartilagineuse s'incarne dans sa chair, fendant son pantalon. Adam essaie de se rassurer en se disant que personne ne l'aura remarqué parmi tous ces déguisements.

Il se retourne, décidé à quitter la salle pour arranger sa tenue. Mais la musique s'arrête. Un brouhaha s'élève de la foule, dans lequel Adam distingue les mots sans cesse répétés: «Le jeu... le jeu...», tandis que les doigts se pointent vers lui. Les gens entourent maintenant la femme qui se tient debout, arrogante, et le dévisage avec un sourire à la fois doux et féroce. De plus en plus de regards et de doigts se tournent vers lui.

La foule s'écarte. Elle forme un grand cercle autour d'eux. La femme se dresse fièrement devant lui comme un antique rival. Adam reste immobile. Sans toutes ses questions qui se pressent dans sa tête, il douterait qu'il soit un être humain comme les autres. Une voix sourde tempête dans ses entrailles. Elle le pousse à défier cette femme et à la déchirer à belles dents. Brusquement, les lampes s'éteignent, laissant place à une lumière blanche et aveuglante. Des haut-parleurs jaillit le martèlement de tambours primitifs et la mélodie triste de la flûte qui se fait plus aiguë à mesure que la lumière se fait plus vive.

Le corps d'Adam est de plus en plus lourd. Il fait un effort pour combattre ce besoin de se baisser. Mais il se trouve obligé de se mettre à quatre pattes. Sa tête tournoie et tressaute. Il toise la femme d'un regard stupide, tandis qu'elle serre ses doigts sur un sabre qui luit comme un tison ardent. Un frisson de terreur le secoue lorsqu'il voit son ombre sur le sol : l'ombre d'un vrai taureau... sa queue, ses cornes, son mufle, ses poils... et même ses sentiments. C'est la première fois qu'il éprouve des sentiments aussi primitifs, aussi sauvages, sans morale ni tabous.

Les battements des tambours redoublent, la plainte de la flûte s'élève. Un garçon et une fille jaillissent de la foule et s'approchent de lui d'une démarche théâtrale. Ils le contournent habilement avec des mouvements étudiés. Lorsqu'ils s'approchent de lui et l'effleurent, il sent deux pointes acérées comme deux aiguilles pénétrer entre ses côtes. Des acclamations mêlées de rires et de cris horrifiés saluent les jeunes gens qui retournent à leur obscurité.

Son esprit est en ébullition. Il s'en écoule un flot de questions, plus abondant que le sang qui jaillit de ses blessures. Des trombes d'angoisse le submergent. Ses nerfs envoient des signaux de terreur à son cœur qui s'emballe et injecte le sang dans ses veines comme de la poudre à canon. Son visage s'empourpre, ses traits se crispent, ses yeux sortent de leurs orbites. Dans ses entrailles, des cris de protestations s'enroulent en spirales qui montent, plus haut, toujours plus haut. Il ouvre la bouche. Ce ne sont pas des mots de réprobation qui en sortent, mais un mugissement de taureau furieux et blessé. S'élançant fougueusement, il charge la femme. Ses yeux et ses cornes sont rivés sur son nombril. Elle l'esquive d'un mouvement habile, et, d'un bond, se dresse à nouveau devant lui, sans se départir de son expression de pitié et de convoitise. Les gouttes de sueur qui giclent de son visage et retombent sur son sabre, la rendent encore plus brillante.

A nouveau, une fille et un garçon s'avancent. Ils l'évitent joyeusement puis le piquent entre les côtes avant de disparaître dans l'obscurité sous les acclamations et les cris d'horreur. Adam sent le feu ravager sa chair tandis qu'un liquide brûlant coule sur ses joues et que résonne dans sa poitrine des mots qui enflent et grossissent comme un embryon.

« Mon Dieu, mon Dieu... Comme je suis seul !»

Le grondement des tambours et le sifflement de la flûte couvrent les cris. La femme tourne autour de lui, provocante. Les méandres de son corps ondulent, entraînant les fleurs et les papillons de ses vêtements dans un roulis enivrant. Adam secoue la tête de droite et de gauche et s'arc-boute sur ses membres inférieurs. Il ramasse les dernières forces qui lui restent et s'accroche à l'espoir bien maigre de sortir vivant de cette farce. Cependant une pensée obsédante le hante, au plus profond de lui-même : qu'on en finisse immédiatement, qu'on baisse le rideau sur cette farce et sur sa vie par la même occasion. Mais déjà ses extrémités tressaillent et le voilà qui bondit comme n'importe quel taureau furieux. Son destin est concentré au bout de ses cornes, et ses yeux arrimés à ce nombril par une corde invisible de musique et de lumière.

Sans même reculer d'un pas, la femme évite légèrement sa charge et, levant son sabre ardent, elle le vise avec une précision infaillible. Le sabre tombe, étincelant d'arrogance. Traversant le bas de sa nuque, sa lame de feu s'enfonce dans sa poitrine et sa pointe se fiche dans son cœur. Il est parcouru par ce tressaillement neutre et originel qui est le frémissement même de l'existence.

Ses forces l'abandonnent. Il s'écroule à terre. Il n'entend plus rien. Sous la lumière blafarde, l'ombre du taureau se teinte de sang. Allongé sur le sol, il voit le visage de la femme tourner au-dessus de lui. Elle a un regard contemplatif, comme si elle admirait une toile. Autour d'elle affluent des visages d'hommes et de femmes qu'il connaît, dont il a porté les noms et vécu les vies. Les germes de leur existence ne cessent de se féconder en lui, engendrant la force de la vie.

Pendant son agonie, juste avant de fermer les yeux, sa langue balbutie : de quelle lignée de fous suis-je donc issu? Par quelle histoire insensée mon existence m'a-t-elle été léguée ? Combien de déserts incultes habitent mon esprit, combien de fleuves fertiles et mortels coulent dans mes veines ?

Lorsque je le trouvai affalé contre le mur, je ne le reconnus pas tout de suite. Il était trois heures du matin. Je revenais d'une soirée tranquille avec quelques amis, dont Marlyne. Adam avait manqué au rendez-vous. Nous avions passé la soirée à nous faire du souci pour lui. Il n'avait même pas averti sa femme. Chacun de nous savait, en son for intérieur, qu'Adam avait changé, qu'il était devenu ce noceur désabusé qui ne respectait plus aucun engagement, aussi fondamental et nécessaire soit-il. L'intensité de son chagrin avait bouleversé son caractère, suscitant chez lui un penchant violent à l'autodestruction. Cela faisait une heure que j'avais quitté Marlyne, après avoir vu un film et bavardé avec elle dans un café. J'avais envie de finir la nuit dans une fête, dans l'espoir de trouver une femme qui accepte de passer l'aube avec moi. Près de la salle, dans la rue de Carouge, je trouvai Adam complètement soûl, les habits tachés de vin rouge. Ce n'est que le lendemain après-midi, lorsqu'il se réveilla dans ma chambre, qu'il me fit le récit de sa métamorphose en taureau et de sa mort sous le sabre d'une femme.

Je sentais qu'Adam était profondément préoccupé par quelque chose qu'il ne voulait pas exprimer directement, mais qu'il préférait travestir d'interrogations philosophiques et de doutes existentiels. Au travers de quelques bribes de propos obscurcis par l'ivresse, je devinais cependant qu'il se livrait inlassablement au fond de lui-même à une comparaison entre sa femme et la femme à la fiole. Son expérience avec Hajir avait peut-être fait surgir en lui cette impression que connaissent beaucoup d'amoureux : lorsque le vent de la fraternité se met à souffler, la flamme du désir s'éteint. Leurs âmes s'harmonisaient de mieux en mieux avec le temps. Mais leurs corps s' ennuyaient de la répétition. Il était persuadé que le désir était l'antithèse de la fraternité. Le désir naissait de l'insolite. Il était primitif, libre du contrôle de la raison et de la compréhension. La fraternité naissait de l'habitude, de la connaissance de l'autre, du respect. Son corps était séparé de celui de sa femme, mais son esprit était imbriqué dans le sien. Le problème ne résidait probablement pas dans l'avidité du corps et la pureté de l'esprit. Mais dans la capacité limitée du corps à satisfaire l'avidité de l'esprit. Adam continuait à prendre son plaisir avec elle comme d'habitude. Mais il avait perdu cette fièvre qui naît du contraste et de la singularité. C'est précisément cela qu'il avait appris grâce à la femme à la fiole.

Je rencontrai Marlyne à plusieurs reprises. A chaque fois, je lisais sur ses traits la tristesse et l'angoisse qu'elle éprouvait pour son mari et son futur enfant. Elle ne s'expliquait pas les changements mystérieux qui avaient subitement affecté Adam. Quant à moi, je remarquai chez lui la résurgence de sentiments curieux dont j'avais cru qu'il s'était débarrassé depuis que nous avions quitté notre pays. Son amour pour sa femme était devenu semblable à l'amour qu'il vouait autrefois à sa famille. A Bagdad, lorsque nous rentrions le soir à la maison, une obsession lancinante, faite de peur et de désir, enflammait son cœur : il était arrivé malheur à sa famille. Ses frères, ses sœurs et ses parents avaient perdu la vie dans un accident. C'était un rêve éveillé, si proche de la réalité qu'il s'imaginait que les enfants des voisins, qui couraient à sa rencontre dans la ruelle, venaient lui annoncer la catastrophe. Il serait triste, il allait pleurer et se lamenter, mais il serait enfin libéré de l'esclavage de leur amour.

Un jour, je me mis en tête - Dieu sait pourquoi - de convaincre Adam et Marlyne d'aller passer une journée dans une de ces régions des Alpes couvertes de neiges éternelles.

Dans le train qui faisait route vers le Valais, le soleil de juillet inondait nos visages de lumière. Nos regards erraient à travers la fenêtre sur un dégradé de couleurs d'un éclat superbe. Le bleu du lac, le vert du rivage, l'obscurité de la montagne, la blancheur des cimes et le bleu argenté du ciel coloraient les pensées obscures qui hantaient nos visages.

Un mobile secret, étranger au plaisir de la neige, semblait nous avoir poussés à entreprendre ce voyage. J'étais déchiré entre deux pensées : distraire Marlyne et créer une occasion propice pour elle et pour Adam de se comprendre; et ce souhait enfoncé au fond de moi : que tous les trois, nous nous regardions en face et que nous nous dépouillions de ce cocon de gêne et de mystère que les circonstances avaient tissé autour de nous. J'avais envie qu'un coup d'éclat imprudent me libère de cette situation angoissante.

Je pensais aussi que si Hajir avait été avec nous, elle aurait aimé Marlyne comme elle nous aimait. Elle aurait trouvé en elle une femme qui maîtrise l'amitié et l'écoute. Je remarquais que mes sentiments envers Marlyne devenaient plus profonds, presque étrangers à ma nature. C'étaient des sentiments aussi banals qu'ambigus. En regardant son ventre de neuf mois, j'avais l'impression d'être concerné. Quel mystère présidait à tous ces changements ? Adam glissait toujours plus vers la vie dissolue qui m'était coutumière, alors que je me retirais dans une sorte de repli sur moi-même, une manière moins avide de percevoir les choses. De plus en plus, j'aimais rester dans ma chambre, passant mon temps à peindre et à méditer. La flamme de ma passion pour les gens, les femmes et les amis avait faibli.

En arrivant au village, nous louâmes une luge. Adam pensait  toujours à Hajir. Le sujet de la guerre nous ramenait à elle. Il me chuchota, d'une voix plaintive : «La guerre... mon frère, la guerre... Où est Hajir maintenant? Même s'ils l'ont laissée libre ou s'ils l'ont considérée comme folle, comment pourrait-elle vivre au milieu de la guerre, toute seule, sans ses descendants ? Elle a vécu tant de guerres avec mon père. Pendant les soixante ans qu'elle a passé avec lui, elle a assisté aux guerres et aux destructions de plusieurs siècles d'histoire. Des guerres et des massacres dans les marais, les montagnes, les déserts et les ruelles. Pendant soixante ans, elle a vécu les guerres de la nature et ses révoltes : les pestes, le choléra et les épidémies. Elle a vu la colère des deux fleuves et leurs déluges monstrueux, lorsqu'ils envahissent le pays, transformant la terre en une mer où flottent les cadavres et les berceaux des nouveau-nés en pleurs.»

Nous passâmes la journée sur le sommet, submergés par les rayons dorés qui se déversaient sur la neige argentée. Sans réfléchir, comme si j'exécutais la volonté du destin, je glissai ma main dans mon sac noir. J'en sortis la fiole que je posai sur la table. Nous la fixions tous les trois. Les yeux de Marlyne étincelaient pendant qu'elle versait dans nos verres l'élixir de l'éternité. Nos regards convergèrent sur son ventre. Posant nos mains sur lui nous prononçâmes d'une seule voix : «A la santé du nouvel arrivant... que la paix soit avec toi, éternellement !».

Le soleil se posa sur le sommet de la montagne en face de nous. Dans nos yeux, je voyais combien Hajir nous avait tous marqués par sa présence et par son absence. Même Marlyne portait son enfant par la grâce fertilisante de Hajir. Quant à Adam et moi, elle nous avait entraînés dans un autre périple. Lorsque nous avions quitté l'île de notre enfance, chacun de nous avait tracé dans l'océan une route opposée à celle de l'autre. Après avoir parcouru la moitié du chemin autour de la terre, exactement au milieu, sur l'île de notre exil, nous avions rencontré la femme à la fiole. Elle était un rêve, dans lequel nous nous étions rencontrés et avions fusionné. Mais lorsque l'île sombra dans les profondeurs des ténèbres, nous nous détachâmes l'un de l'autre. Nous fûmes à nouveau forcés de nous séparer pour parcourir la seconde moitié de notre périple antagoniste dans l'océan de l'inconnu. Adam prit la route par laquelle j'étais venu. Je pris celle par laquelle il était venu. Nous rencontrerions-nous une fois encore sur l'île d'un monde nouveau?

La fiole est toujours là, devant nous. Nous dégustons son élixir. Il coule, pur et brillant, irrigant les déserts de nos corps. Nous nous levons d'un seul élan et plaçons la luge face à la pente. Marlyne s'assied entre Adam et moi et met la fiole contre son ventre. En nouant ses bras autour de moi, elle émet soudainement un cri plaintif : «Doucement... je crois que... notre enfant s'agite dans...».

Je n'entends pas la suite. Sa voix est coupée par le bruit de la luge brusquement propulsée en avant. Une main mystérieuse et puissante nous pousse. La luge prend toujours plus de vitesse. Adam nous enlace tous les deux. Marlyne s'accroche de plus en plus fort à moi et ses cris s'élèvent : «Les douleurs... les douleurs !»

Les voix des gens et leurs silhouettes s'estompent peu à peu et finissent par s'évanouir. Les luges et les sapins se désintègrent comme sur un écran qui prend feu. La luge file à toute allure. Elle dépasse le remblai de sable, dévorant la pente en direction de l'abîme. Nous ne pouvons rien faire pour l'arrêter. Nous tentons de nous jeter par terre. En vain. Nous sommes soudés à la luge comme si nous étions faits de son bois.

Nous allons inévitablement sombrer dans les profondeurs de l'abîme et tomber dans les bras de la vallée. La perception de notre destin soude nos corps et unit nos âmes. Nous enlaçons Marlyne et la fiole dans l'attente de la fin. Mais nous ne tombons pas! Comme dans un miracle, nous voyons la luge dépasser le bord du gouffre et planer au-dessus de la vallée... Nous volons ! Nous volons au-dessus de la vallée du Rhône... Au-dessous de nous, nous voyons des forêts, des cabanes de bergers, des lacs et des villes crachant des nuages de fumée qui exhalent une odeur de pétrole et de poudre.

Notre luge glisse sur les nuages. Comme un taureau furieux, elle s'élance vers le sommet de la montagne d'en face, là-bas, vers le soleil qui se couche. Nous plongeons dans des cascades de lumières colorées qui débouchent sur une aube rouge. Une chaleur maternelle irradie l'existence. Nos cris se noient dans ceux de Marlyne, pour rejaillir en un seul mot : «Les douleurs... les douleurs !»

Soudain l'univers est secoué par un vagissement tandis que s'ouvre à nos yeux un spectacle étrange. Un désert s'étend devant nous jusqu'à un horizon invisible. Deux fleuves serpentent vers le sud. Le sable est recouvert de pustules et d'œdèmes. Il est souillé par des carcasses de chameaux, de chevaux et d'engins destructeurs. Dans le lointain jaillissent des sources de feux éternels. Un halo de fumée cuivrée salit le bleu du ciel. Une odeur putride et fétide flotte dans l'air. Le père disait : «Ce sont les restes des peuples rebelles... Ils ont sombré dans les profondeurs avec leurs péchés et leurs richesses. La terre les a avalés. Elle les éructe maintenant sous forme de liquide et de gaz brûlants. La terre, mon fils... la terre est une femme. Ses règles sont notre sang. Ses contractions sont nos guerres. Et ses ses frémissements voluptueux sont notre paix».

Nos cris se fondent dans les cris de l'enfant et le mugissement du vent. Notre luge poursuit sa course vers le sud, au milieu des deux fleuves. Nous dépassons des sources de feu entourées de cadavres : des militaires et des civils, des femmes et des enfants, portant des costumes de tous les temps. Des villes brûlées, des villages désertés. Le vent s'amuse avec le sable, la fumée et les cris des nouveau-nés. Les fleuves sont bordés de vergers, de palmeraies et de champs cultivés. Au fond de cette eau de limon rouge repose mon cordon. La mère disait : «Si tu vis, mon fils, c'est par la grâce de ce fleuve. Le jour de ta naissance, nous y avons jeté ton cordon comme nous y avons jeté le cordon de tes ancêtres. C'est par son eau que ta création s'est parachevée. C'est en elle que ton esprit demeurera éternel.»

Nous nous frayons un passage au milieu des feux, des cadavres, des vergers et des sables. Le confluent des deux fleuves nous ouvre les bras. Ses chauds tourbillons ont avalé et craché avant nous des peuples innombrables.

Tandis que notre luge se noie avec nous dans un tourbillon vorace qui nous enveloppe et nous avale... Tandis que nos yeux prennent congé de la surface de l'existence... Voilà que notre cri s'apaise et que coule en nous un frémissement d'aise et de paix. Une pureté cristalline gagne nos âmes unifiées. Devant nous une image prend forme, éblouissante de clarté : un enfant jaillit de notre tourbillon. Il flotte à la surface de l'eau avec sa fiole. Les vagues le poussent vers des rivages parsemés de villes, de villages, de vergers et de sources de feux éternels...

«Au revoir... au...».

Ce sont nos derniers mots. Et nous coulons vers le fond.

 

 

ACHEVE D'IMPRIMER SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE DU PAQUIS, 70400 HERICOURT,

1er TRIMESTRE 1993



[1] "Les marais" désignent une région du sud de l'Irak, située au confluent du Tigre et de l'Euphrate, où se trouvent de vastes régions marécageuses.

 

[2] Fondateur de la dynastie omeyyade, le premier empire arabo-musulman, au 7ème siècle.

[3] Capitale du nord de l'Irak.

[4] Dans les mythes sémitiques, le serpent est toujours un être féminin. Nous sommes donc obligés d'inventer ici un nouveau mot, qui sera utilisé à plusieurs reprises dans le roman.

 

[5] Gendre et cousin de Mahomet. Premier saint chez les chiites.

 

[6] La civilisation suméro-akkadienne est la plus ancienne civilisation de la Mésopotamie (environ 5000-2000 av. J.C.).

 

[7] Fête chiite qui dure dix jours et pendant laquelle on célèbre la mort de l'imam Hussein.

[8] «Dieu est grand». En arabe : «Allah Akbar». Cette formule est utilisée, entre autres, comme un cri de guerre. Ici, avec la prononciation iranienne.

[9] Femmes d'une beauté parfaite qui habitent le paradis selon le Coran.

 

[10] «Le salut soit sur vous», ou «bonjour».

[11] A la fin du pèlerinage musulman, le hajj, il est d'usage de sacrifier un mouton.

[12] Forme arabe de Agar, mère du peuple arabe et seconde femme d'Abraham dans la tradition biblique et coranique.

[13] Ur était la capitale du royaume sumérien de Mésopotamie (environ 5000-2000 av. J.C.). La civilisation sumérienne est la plus ancienne du monde.

[14] Tammouzi était le dieu de la fertilité dans la civilisation mésopotamienne et sémite. Les Grecs l'adoptèrent sous le nom d'Adonis.

[15] Eau de vie de dattes

[16] Héros d’une célèbre épopée mésopotamienne

[17] Actuellement principauté de Bahreïn

[18] Région désertique au sud de la Syrie actuelle.

[19] Ville du Yémen où vivait une grande communauté chrétienne
avant la conquête musulmane.

[20] Noms des trois principaux dieux de la religion païenne de l'Arabie pré-islamique. Ils avaient leur statue dans le temple de la Kaaba à la Mecque.

[21] Flûte arabe.

[22] L'armée irakienne fut fondée en 1921 avec la création de l'Etat irakien.

[23] Cordelette, en général noire, qui sert à maintenir le keffieh.

[24] Ninive était la capitale du royaume assyrien (environ 800 ans av. J.C.). Actuellement, c'est la ville de Mossoul, au nord de l'Irak.

[25] Appel à la prière chanté par le muezzin.

[26] Nom du premier muezzin de l'islam, qui était noir.

[27] En arabe et dans les autres langues sémitiques : vierge.

[28] Actuellement, la ville de Vevey, à 20 km de Lausanne.

[29] En arabe : Moïse.